Après avoir attendu sagement dans la pénombre de la salle de théâtre, assis dans un fauteuil ou debout sur la scène qu'obstrue une paroi blanche, les spectateurs pénètrent de l'autre côté, par une découpe étroite dans la paroi. Cette découpe figure une silhouette féminine, les bras écartés, et comme en 'lévitation... De l'autre côté, ils découvrent une autre femme, réelle, suspendue à plusieurs mètres au-dessus du sol à un câble. Elle ne semble retenue que par l'index de la main gauche à ce câble. Elle pourrait dangereusement chuter sur les spectateurs (non, le bras tendu est faux, et elle n'a pas du tout l'air inquiète !), mais voici que leur l'attention est maintenant détournée par un gros chien noir, se promenant au milieu d'eux, qui a l'étrange et double particularité d'émettre des miaulements, puis (par un haut-parleur dissimulé) de dialoguer avec la femme des hauteurs. Un troisième personnage, en voix-off, réagit aux propos des deux autres... Il est l'Esprit. La femme joue le rôle de la Lumière. Le chien incarne la caméra, la « camera oscura », le Regard.
Nous avons les rôles. Voici maintenant (en italien surtitré) le texte : il s'inspire dans ses thèmes, dialogués et poétisés, de L'Éthique de Spinoza (livre 2), et il interroge la représentation, qui est toujours une opération de l'esprit, plus ou moins adéquate avec la réalité (adaequatio rei et intellectus, disaient pour définir la vérité les Scolastiques), il interroge la perception et la pensée. Voici enfin l'auteur : Romeo Castellucci, auteur, metteur en scène, inventif scénographe italien, de renommée internationale. Le titre enfin : Ethica, Natura e Origine della mente. Ainsi, nous avons tous les éléments d'une pièce de théâtre... Sauf qu'il s'agit également d'une performance, car l'exécution de cet ensemble, indépendamment d'un but significatif, a valeur pour elle-même, dans l'hic et nunc, le jaillissement vivant, imprévisible de la présence. Que va faire le gros chien noir ? Comment vont se comporter les « spectateurs » ? Que sont ces micro-événements qui se succèdent juste devant l'ouverture découpée dans la paroi ? « La performance dévie et se ramifie, et opère une descente vers l'embouchure, là où les eaux parviennent à leur point ultime : le public », dit le texte de présentation. Nous sommes au Théâtre de Gennevilliers, le dimanche 6 mars 2016, il est 17h45, et voici que le gros chien noir se prend d'une affection imprévue pour une spectatrice agenouillée... C'est comme ça aujourd'hui, mais la première « action » devait être tout autre, lorsqu'elle fut présentée à la Biennale de Venise en 2013.
Théâtre, avènement du sens, représentation. Performance, événement des sens, présentation... « Il n'y a plus de centre dans l'art. L'art c'est là où tu vis », disait le grand « performant » Robert Filliou. Mais, là où vivait le public acteur, ce jour-là, se vivait cet événement, bizarre, singulier, étonnant, poétique, qu'avait propulsé, comme une rutilante boule de billard sur le tapis vert du Deus sive Natura spinoziste, Romeo Castellucci.
What if they went to Moskow, un spectacle en portugais surtitré en français de la brésilienne Christiane Jatahy, d'après Les Trois Soeurs d'Anton Tchekhov : ce fut, au Théâtre National de la Colline et jusqu'au 12 mars, un moment fort, concentré d'émotions, et un dispositif original, additionnant cinéma en direct et théâtre, dans une performance réflexive et troublante... Les spectateurs, arrivés sur place, se voyaient demander s'ils souhaitaient... commencer par la pièce ou le film. Ayant fait leur choix mais perplexes, certains se regroupaient dans une salle, et certains se rendaient dans une autre. Jean-Louis Perrier décrit clairement ce dispositif à effets multiples : « Tandis que la pièce est jouée dans une première salle, un film, qui rend compte de ce qui s'y passe est monté en direct et projeté simultanément dans une deuxième salle adjacente. L'une et l'autre représentation forment deux faces possibles d'une même oeuvre, à voir en alternance, deux exercices qui déplacent les champs respectifs du théâtre et du cinéma. Lequel n'est plus voué à l'unique perspective d'un montage final, mais affirme sous la forme du work in progress, son apport direct, participatif, au spectacle vivant ». À la fin, les trois comédiennes (toniques et pétulantes Julia Bernat, Stella Rabello, Isabelle Teixeira) quittent le plateau théâtral pour arriver subrepticement dans la salle de cinéma... Comme une traversée du miroir, du vivant à l'image, au lieu où se projette l'image. Avec ce dispositif, le spectateur mesure à quel point le cinéma est une image choisie, construite (gros plans, travellings, etc.), montée, bien loin de la réalité scénique globale originelle, dans laquelle chaque spectateur, à partir d'une totalité sans cesse offerte, fait librement varier sa perception face à cette présence directe, vivante.
Mais il serait inexact, injuste de donner à croire qu'il ne s'agissait là que d'une expérience purement intellectuelle. A un moment, l'une des trois soeurs, Olga, dit : « Ceci n'est peut-être pas une pièce. Peut-être pas un film non plus. Ou peut-être les deux à la fois. C'est dans cet « entre-deux », que nous essaierons de nous réinventer ». Tout l'enjeu de cette performance - dans laquelle les comédiennes se « mouillent » dans tous les sens du terme - se tient dans un fervent désir de (se) changer, plonger dans l'autre, l'ailleurs, l'inconnu. L'utopie. Peut-être se souvient-on que l'appel des Trois Soeurs de Tchekhov, prisonnières de la gangue provinciale, à partir enfin à Moscou, résonnait comme l'espoir d'une vraie vie. D'une autre vie où la fête, l'Éros, les émotions pouvaient pleinement s'épanouir...
Christiane Jatahy, dramaturge et cinéaste, metteure en scène et actrice, a imaginé ce que les trois soeurs auraient pu exprimer, ressentir if they went to Moskow. Mais cette spéculation ne se traduit guère par une oeuvre close, donnée à voir passivement. Ici le public n'est pas seulement spectateur : il est invité à la fête, à danser, boire, manger avec les comédiens. Irina précise la date et le lieu de cette performance et demande l'heure au public.
A ce moment précis, comme à d'autres, elle n'est plus seulement une comédienne, mais une vivante parmi les vivants à un instant donné, dans un partage unique, exaltant, éphémère.
|