Carnets, Henry James, traduit de l'anglais par louise Servien, édition d'Annick Duperray, Folio classique, 720 p., 9,70 euro.
Il n'existe pas un culte d'Henry James (1843-1916) comme il en y en a un pour Marcel Proust. Et pourtant, ces deux auteurs ont pas mal de choses de communes. Mais si James n'a pas connu la gloire de son vivant, il n'a été reconnu post mortem que par une coterie de lettrés et n'a jamais été populaire que pour quelques nouvelles. A la fin de sa vie, il a été aidé par son disciple, Edith Warthon, qui a imaginé une commande d'un éditeur américain assortie d'une avance assez conséquente. Au crépuscule de sa vie, en 1910 paraissent les vingt-quatre volumes de son oeuvre : il a eu l'idée de faire précéder ses principaux romans de préfaces nourries de commentaires singuliers, où il analyse les défauts de ses écrits et décrit les améliorations qu'ils aurait pu leur apporter. Si ces notes nous sont extrêmement précieuses, elles sont absolument désastreuses aux yeux du public ! Il y a chez James une idée du roman et de sa perfection qui est unique en son genre. Mais il y a aussi chez lui une tentation catastrophique à sans cesse imaginer l'élaboration de sa prose. Ce n'était pas dans les moeurs à l'époque - et peut-être ne l'est toujours pas ! Ces Carnets, qu'il commence en 1878 et qu'il rédige jusqu'en 1911, sont passionnant à plus d'un titre. Ce ne sont pas de simples notes, ni une série de digressions sur sa vie et sur ses projets littéraires, sur les personnes qu'il rencontre et sur ce qu'il pense du monde de son époque. Non, ce sont des projets déjà très élaborées de fictions qu'il entend écrire. Ce qui frappe dans ces notes, c'est d'une part leur précision et, de l'autre, le désir de l'écrivain d'aller au fond d'une analyse critique, quand un sujet, une situation, des personnages s'imposent à lui et retiennent son intérêt. C'est une incroyable leçon de conscience de ce que peux être l'écriture. En France, on rend un culte à Gustave Flaubert pour sa volonté d'atteindre une sorte de perfection dans l'écriture. Chez James, cette aspiration est portée à un degré jusque là inconnu. Les notes (remarquables) d'Annick Duperray nous permettent de comprendre à quel ouvrage se rattachent ces fragments très élaborés. C'est le laboratoire d'un écrivain prolifique qui se dévoile sous nos yeux et qui devrait être donné en exemple à tout jeune écrivain pour qu'il comprenne ce que signifie le cheminement de la création littéraire. Bien sûr, il ne s'agit pas d'imiter sa méthode, mais de prendre conscience de tout ce qu'implique la pensée d'un roman ou d'une nouvelle. James parle très peu de lui. Il semble posséder par les histoires qui naissent dans son esprit et n'a que l'envie de les développer et de leur donner une profondeur. Je n'ai maintenant qu'un seul souhait à formuler : que soient rééditées à leur tour les préfaces à ses oeuvres complètes, qui avaient paru chez Denoël, qui sont le complément indispensable de ces Carnets.
Le Guerrier appliqué, Jean Paulhan, « L'imaginaire », Gallimard, 208 p., 8,50 euro.
Jean Paulhan (1884-1968) est un écrivain assez atypique. Il ne s'est jamais lancé dans de grands projets et a préféré une littérature bien loin des grandes entreprises du XIXe siècle. Il préfère les récits courts et les fables modernes. Le Guerrier appliqué a paru en 1917 chez Sansot -, c'est son second livre. Il faut savoir qu'il a été enrôlé dans les zouaves et qu'il a été » sérieusement blessé en 1914. Cette expérience lui a donné l'idée de ce livre. IL y raconte la vie d'un petit groupe de soldats qui a commencé à vivre sous terre et qui se retrouvent dans une guerre dont ils ne connaissent ni les tenants ni les aboutissants. De leur vie et de leur mort ne naissent pas des héros, mais des hommes qui se sont retrouvés au beau milieu d'une drôle d'affaire qu'on appelle la guerre. Et le narrateur (sans aucun doute l'auteur) ne vaut guère mieux qu'eux. Ce livre qu'a apprécié Paul Valéry ne ressemble à aucun de ceux écrits par ceux qui ont voulu raconter la guerre (Barbusse, Dorgelès, Jünger, Céline, même Cocteau). Seul le vécu des soldats est ci relaté, sans fard, sans pathos. Tout semble une sorte de cauchemar bizarre où la réalité la plus crue a rejoint l'irréel. Le second livre contenu dans ce recueil a un titre qui a laissé sa marque : Progrès en amour assez lents, publié en 1966. Mais ce récit a été écrit en 1916, alors qu'il n'était plus combattant. A peine adulte, le héros de cette histoire se trouve à l'arrière et peut goûter les joies de la vie à la campagne comme s'il pouvait goûter de longues et plaisantes vacances. Et c'est pour lui le moment d'une véritable éducation sentimentale. C'est un joli petit texte, plein de charme, que Paulhan a longtemps conservé dans ses tiroirs. Quant au dernier récit, Lalie, il est placé à mi-chemin entre la réalité et le rêve : Lalie (une petite fille ou une adolescente ? Nul ne le sait) explore la forêt autour de chez elle. Elle y rencontre Nicolas, qu'elle regarde comme un mythique homme des bois. Une grande complicité les rapproche, mais jamais au point de les unir. Ecrit en 1915, mais publié bien plus tard, en 1966 chez Tchou, ce dernier texte donne une idée des débuts de Paulhan en littérature. Il y révèle toute son originalité et aussi son peu de goût pour ce qu'on considère être la haute littérature.
Barbey d'Aurevilly journaliste, articles et chroniques, choisis et présentés par Pierre Glaudes, GF, 434 p., 12,50 euro.
Cette série d'ouvrages qui rassemblent une sélection copieuses d'articles des grands auteurs français du XIXe siècle (Baudelaire, Hugo, Gautier, etc.) est une grande idée, à la fois passionnante et utile pour la connaissance décès illustres écrivains qui n'ont pas méprisé le journalisme. Barbey d'Aurevilly (1808-1889), s'il a été considéré comme el « connétable des lettres », n'en a pas pour autant pu éviter de tirer le diable par la queue. Si ses romans et ses nouvelles ont connu un certain succès (les Diaboliques, Un prêtre marié, Une vieille maîtresse, l'Ensorcelée, etc.), parfois accompagné par une saveur stannique de scandale, qui est le comble pour un écrivain ultra monarchiste et catholique, cela n'a pas suffi à le faire vivre décemment. Il a dû produire de très longues chroniques théâtrales pendant vingt-cinq ans (il faut les lire car ce sont des chefs d'oeuvres d'invention littéraire car pas une seule des pièces de théâtre dont il parle n'a mérité de passer à la postérité !) pour améliorer son ordinaire, sans compter la multitude de collaborations dans différents journaux comme Le Pays, Le Réveil et même Le Nain jaune, entre autres ! L'auteur de cette édition, dans son excellente introduction, l'auteur de cette édition a dénombré pas moins de mille articles ! De plus, Barbey d'Aurevilly avait un goût prononcé pour la polémique, comme le prouve, par exemple, ses Quarante médaillons de l'Académie (1864), ouvrage féroce et vengeur contre les institutions littéraires de son temps. En 1883, il persiste et signe avec les Ridicules du temps. On peut affirmer sans crainte qu'il fut un dandy de la réaction, qui fut souvent un contempteur des postures conformistes plus féroce que ses adversaires républicains ! Il s'est révélé un lecteur absolument remarquable. Lorsqu'il s'en prend aux Misérables de Victor Hugo, en 1862, il prend bien soin de ne pas se lancer dans une démolition en coupe réglée. Au contraire, il relève les qualités de l'auteur et souligne ce qui peu être considéré comme étant d'une quelconque valeur dans ce roman titanesque. Il ironise sur les développements de l'intrigue, se gausse du personnage de Jean Valjean, met en relief les astuces de l'auteur (par exemple, ses « contemplations » dispersées de-ci de-là pour donner de l'étoffe à son roman. Mais il se garde bien de conclure que c'est un mauvais livre : il déclare que ce n'est pas un beau livre, ce qui est une nuance importante ! Dans ces pages peuvent se distinguer les qualités de l'écrivain dans cet exercice : un humour efficace, une ironie irrésistible, mais aussi un sens de l'analyse littéraire très affutée. Et cela peut se voir dans la majorité des pièces réunies dans ce volume. L'article qu'il a écrit en 1857 à l'occasion de la parution des Fleurs du mal (et qui n'a pas été publié à cause du procès intenté à son auteur) est un petit chef-d'oeuvre car il fait, contre toute attente, l'éloge de Charles Baudelaire tout en mettant l'accent sur son caractère blasphématoire. Et, en guise de conclusion, on trouve une formule qui a été reprise quasiment telle quelle par Joris-Karl Huysmans pour A Rebours : « Après les Fleurs du mal, il n'y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle ... ou se faire chrétien ! » Et quand il parle peu après du Gustave Flaubert de Madame Bovary, il le qualifie d' »artiste littéraire ». Dommage que Pierre Glaudes n'ait pas évoqué le critique d'art, qui n'est pas indifférent : Barbey n'a sans doute commis qu'un seul Salon - celui de 1872) - et de beaux essais sur la peinture dont il n'était pourtant un grand connaisseur. Mais il avait aussi lu attentivement Lessing pour le contredire sur la question du « fini » ! En somme il a eu aussi ses idées en ce domaine et on lui pardonnera de ne pas avoir compris l'impressionnisme.
Traité sur la tolérance, Voltaire, postface de Philippe Sollers, Folio sagesses, 160 p., 2 euro.
L'Affaire Sirven, Voltaire, Folio classiques, 96 p., 2 euro.
La Princesse de Babylone, Voltaire, édition de Frédéric Deloffre, Folio classiques, 176 p., 2 euro.
Voltaire (1694-1778) a sans aucun doute été l'une des plus grandes figures de la philosophie des Lumières - je pense ne rien apprendre à personne. Il a mis souvent sa plume au service des plus nobles causes, comme dans le cas de l'affaire Calas ou de celle du chevalier de La Barre. Et d'autres encore. Pour lui la justice et la tolérance étaient les maîtres mots d'un bon gouvernement. Mais il y a un côté obscur chez cet homme épris de justice, en particulier son antijudaïsme virulent. Curieusement, son et son Dictionnaire philosophique de 1764 est souvent réédité sans trop troubler les esprits des spécialistes alors que son Essai sur les moeurs et l'esprit des nations de 1756 ne l'a plus été depuis longtemps. Ce sont des livres contenant des propos d'une rare violence contre les Juifs et contre la Bible. Cette insistance sur les aberrations qu'on peut trouver dans la Thora a sans doute pour fin ultime de frapper l'Eglise catholique, mais ce détour stratégique est funeste ; de plus, plusieurs passages de sa correspondance montrent qu'il a bien une hostilité très marquée contre le peuple juif à son époque, et pas seulement aux temps bibliques ! Mais voyons le bon côté des choses. Le Traité de la tolérance rappelle en détail les circonstances de l'affaire judiciaire qui a conduit à la condamnation de Jean Calas, un homme déjà âgé et jouissant d'une excellente réputation. Sa faute ? Celle d'être calviniste. Il aurait assassiné son fils parce qu'il voulait se convertir au catholicisme. La famille toute entière est persécutée : sa femme et ses filles sont enfermées dans un couvent. Le procès qui s'en suivit a donné l'occasion à Voltaire de plonger dans le passé et de montrer que la religion est souvent la source de persécutions arbitraires et violentes. Contre la puissante coterie des dévots, il rappelle les termes des paroles du Christ et s'adresse, en guise de conclusion, directement à Dieu pour défendre sa cause. Ce livre est plein de bon sens et de sagesse. Et c'est un plaidoyer éblouissant contre toutes les formes violentes d'ostracisme. L'affaire Sirven est jugé peut de temps après l'affaire Calas. Là un honnête et apprécié géomètre, mais de confession protestante, est accusé d'avoir jeté sa fille, à l'équilibre mental instable, au fond d'un puits. Là encore, sans preuve, il est condamné ainsi que sa femme à la peine de mort en 1764 et ses deux filles, elles, sont considérées complices et doivent être présentes lors de l'exécution et ensuite bannies. Voltaire se jette très vite dans la bataille puis rédige au début de 1766 son Avis au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven. Comme il avait fini par obtenir la révision du procès Calas, il parvient, d'appel en appel, à faire réduire la peine au bannissement et puis à l'acquittement en 1771. Cette fois, Voltaire a trouve l'appui d'hommes de loi, dont Elie de Beaumont auquel il écrit à plusieurs reprises et dont on trouve les lettres reproduites dans cet ouvrage. Au fond, Voltaire finit par remporter la victoire dans sa lutte contre le fanatisme. Le parti des dévots est ébranlé. Quand il écrit la Princesse de Babylone en 1768 est dans une phase de travail intense et ce n'est pas la seule oeuvre de fiction qu'il couche par écrit. Il est en plus en plus dans l'affaire Sirven. Il compose un pamphlet après l'autre, s'en prenant aux disciples de Calvin à Genève et une apologie du théisme ; il s'intéresse même au pyrrhonisme. Ce conte n'est sans doute pas le meilleur qu'il ait imaginé. Mais si l'histoire est un peu cousue de fils blancs, elle lui permet une fois de plus, après Candide, de montrer la relativité des cultures (sans doute une manière de développer ce qu'avait fait Montesquieu) et de fustiger les outrances des coutumes, des superstitions et des rites religieux. Le long voyage de la princesse Formosante à travers le monde lui fait découvrir des moeurs qu'elle ignorait, mais qui présentent chaque fois les mêmes défauts. L'histoire d'amour avec le bel Amazan, un berger, mais sans doute d'une plus haute naissance, n'est pas des plus originales, mais admettons que c'est le stratagème qui permet à la jeune fille de connaître les horreurs de l'Inquisition en Espagne. En tout cas, Voltaire a toujours une belle ardeur satirique et son ironie acide fait mouche dès qu'il s'agit de dénoncer les turpitudes de lois iniques et de croyances absurdes. Ce n'est pas lui qui a inspiré les orientations les plus radicales de la Révolution, mais il est indubitable que le culte de la vertu prôné par Saint-Just et Robespierre trouve une de ses sources dans les propos de Voltaire.
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