Dans l'exposition Sui generis (jusqu'au 27 mars à la Maison Européenne de la Photographie), Renaud Monfourny, membre fondateur des Inrockuptible et photographe prolifique de la scène rock, nous donne à voir, photographiés en noir et blanc et dans des formats de différentes tailles et formes, Patti Smith, Iggy Pop, Leonard Cohen, Kurt Cobain, etc. On voit vite la photo marrante et oblique de Björk, ou bien expressive et surprenante de Nick Cave illustrant une pochette de disque. Tout cela est convenu. Les photographies sont ici présentées dans des cadres dorés à l'ancienne, avec le nom de celui ou celle qu'elles représentent inscrit dans un petit cartel, dessous, également doré, astiqué, comme dans un musée. Car rien n'est trop beau pour les idoles !... Mais, à y regarder simplement et sans complaire aux « raisons du coeur », en dehors du visage impressionnant et grave de Robert Wyatt, de l'expression funèbre de Patti Smith, de la curieuse tenue (en costume et pieds nus) de Leonard Cohen, qu'ont de remarquable, d'intéressant, pris tels quels, tous ces individus - musiciens de leur profession -, sauf d'avoir été l'objet permanent d'une adulation ?
Et pourquoi cette idolâtrie, cette ferveur, ce culte qui jettent maints photographes, répondant à une demande monnayée, pressante voire hystérique, à la poursuite de ces artistes ?... Diktat imagier du star-system ? Mythologie de l'artiste, la « surindividualité » dans une société de masse ? De Felice Quinto à Bert Stern, en passant par Izis, Willy Rizzo, Paul Albert Horst, etc., combien de photographes ont, par leurs clichés talentueux de célébrités, entretenu, amplifié la mythologie sans cesse renouvelée du vedettariat ?
Dans « La Société du Spectacle », Guy Debord écrit : « La condition de vedette est la spécialisation du vécu apparent, l'objet de l'identification à la vie apparente sans profondeur, qui doit compenser l'émiettement des spécialisations productives effectivement vécues ». Devenu vedette, un artiste, photographié sans cesse, vient figurer un style de vie où pouvoir symbolique, temps libre et activité ouverte... supposés excitent, auprès d'individus massifiés, opprimés, aliénés, un ardent besoin d'identification mystifiante. Toujours Debord : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l'économie les a totalement soumis ». Alors on conçoit aisément que ce type de photos soit très demandé, certains artistes devenant les emblèmes d'une « vie totale », et parfois même icônes : l'adoration religieuse en déclin y trouve une expression nouvelle. Et la pénible tâche d'un plasticien, d'un musicien, d'un comédien, occultée, se transmue en « show », en business du show, en show-business.
Toujours à la Maison Européenne de la Photographie, et jusqu'au 27 mars également, l'exposition Pris sur le vif, de Tony Hage. Ce photographe de nationalité franco-libanaise a commencé par des études de cinéma et fini, comme nombre de ses collègues de presse, par se spécialiser dans les photographies « sur le vif » d'artistes vedettes, ici principalement des acteurs, des grands couturiers. Où l'on découvre que Catherine Deneuve peut s'ennuyer avec Yves Saint-Laurent, que Gérard Depardieu peut avoir certains jours une gueule de malfrat, et que Dizzy Gillespie peut s'amuser, même sans trompette, à gonfler ses joues derrière son index... Bref, rien de vraiment significatif dans ces photos sur les qualités de tous ces artistes. Témoignage d'une autre époque cependant, nous rappelle Cristianne Rodrigues, commissaire de cette exposition, « l'ultra-médiatisation des personnalités du show-business - voire leur « icônification » - a créé des barrières insurmontables pour les photographes indépendants. Ce qui est vrai pour les fashion weeks l'est aussi pour le Festival de Cannes ».
L'heureuse surprise de l'exposition La Photographie de l'Italien Ugo Mulas (jusqu'au 24 avril à la Fondation H.C.B.), c'est que la scena dell'arte qui y est présentée montre cette fois les artistes au travail, se débattant avec leur medium et dans leurs relations spécifiques au temps (de la réflexion, de l'expérimentation, de l'élaboration manuelle). C'est ainsi qu'on ne voit par exemple jamais le visage de Calder, seulement les pièces de ses mobiles portées par son corps. Tout le travail qu'on pressent difficile, peut-être même fastidieux, de moulage et ses résultats, sans doute temporaires, constitueront le « portrait » de George Segal. Montrer en cinq photographies l'acte de fendre une toile représentera Lucio Fontana en son geste fondateur. Roy Lichtenstein, c'est tout un travail de citations, de collage... Et Ugo Mulas photographie l'atelier où travaille l'artiste du Pop Art, avec les murs couverts d'images découpées et collées au ruban adhésif : autant d' « idées » pour les futurs tableaux. Quant à David Smith, son atelier ressemble presque à une usine, l'artiste alors ayant l'air d'un ouvrier... Même quand il photographie le visage de Giacometti, Ugo Mulas nous montre en fait un travailleur à la mine lasse, avec de grosses mains et des ongles sales. On l'a compris, toutes ces photos en noir et blanc ne reconduisent nullement la mythologie obsédante du « star system » mais scrutent un travail, des pratiques artistiques saisies dans leur époque. Photographe officiel de la Biennale de Venise à partir de 1954, Ugo Mulas (1928-1973) s'était interrogé sur la photographie et ses pratiques dans la série Vérifications. Il n'est alors point surprenant que cette série de portraits inhabituels d'artistes, à son tour, questionne leur travail spécifique et réel, en laissant de côté, à d'autres, les trompeuses et vaines apparences de la célébrité. Photographier un artiste, ce n'est plus capturer une pose, un « look », une mondanité, un fait divers, mais tenter de dévoiler une recherche, un labeur solitaire, une lutte continuelle avec l'objet fuyant, rebelle... Oui, mais de ce travail réel, qu'en ont à faire les magazines « people » ? N'est-ce point une réalité dérangeante pour la « société du spectacle » ?
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