Edouard Tétreau, HEC né en 1970, directeur-fondateur de la société de conseil en stratégie Mediafin (depuis 2004) et chroniqueur aux Echos, est l'un des observateurs les mieux informés et les plus lucides du monde dans lequel nous vivons. Il en témoigne dans ses articles et ses livres (dont 20 000 milliards de dollars en 2010 et Quand le dollar nous tue en 2011, tous deux chez Grasset). Son dernier ouvrage, paru en septembre dernier chez Stock, Au-delà du mur de l'argent, est à lire de toute urgence. Tétreau n'est pas un analyste financier qui, à l'instar de Jacques Rueff dans les années 60, dénonce les turpitudes nées du système de Bretton-Woods instaurant en 1944 la suprématie absolue du dollar, c'est plutôt un prophète inspiré. Ne cachant ni sa foi chrétienne ni sa proximité avec le Pape François, il annonce une catastrophe et propose une méthode pour construire un monde meilleur. Au passage, il n'oublie pas le marché de l'art, qui nous retiendra tout particulièrement.
Un constat préliminaire fait froid dans le dos : nous avons perdu, en 2014, la maîtrise de la financiarisation de nos économies. Les Banques Centrales se sont jetées « à corps et fonds perdus » dans le quantitative easing, c'est-à-dire le rachat illimité d'obligations d'Etat, d'où une énorme masse d'argent disponible, dont on ne sait pas quoi faire. « Le monde financier se met la tête à l'envers, et en jouit sans retenue. Dans les banques et les fonds de private equity, on a beau se verser bonus et primes sans limites, cela ne suffit pas à absorber l'excès d'argent ». Aux Etats-Unis, d'ores et déjà et comme avant 2008 et la crise des subprimes, 40 % des crédits à la consommation sont attribués à des pauvres. Les défenseurs du système parlent d'un illusoire trickle down (« l'argent qui ruisselle ») : mais les pauvres ne reçoivent en fait que de rares gouttes du flot mondial de liquidités, et encore doivent-ils payer de forts taux d'intérêts, alors qu'en haut de la pyramide, l'argent ne coûte pratiquement rien. Alors, que fait-on de l'argent en trop ?
« Alors, on fait tout pour le dissimuler, le différer, le thésauriser - mais toujours hors de portée de ceux qui en ont vraiment besoin, à commencer par les pauvres, et les Etats surendettés. » C'est l'origine de la constitution des bulles spéculatives dans certains marchés d'actions, l'immobilier de prestige dans les grandes capitales mondiales, « et le marché mondial de l'art, où se multiplient les ventes record et les transactions suspectes ». Ce marché, « très opaque et très manipulé » attire certes des fortunes très estimables selon Edouard Tétreau, « mais aussi celles du grand banditisme en quête d'argent à blanchir facilement. » Il ne donne pas de détails, mais je peux au moins confirmer par des souvenirs remontant au début de l'emballement du marché de l'art que l'on commençait à appeler « contemporain » dans les années 80. Une amie galeriste de grande réputation, aujourd'hui disparue, m'avait confié sa perplexité après avoir été approchée par un critique d'art italien parlant au nom « d'un groupe d'investisseurs » qui souhaitait lancer et faire prospérer la tendance dite « Transavantgarde » (avec Sandro Chia, Mimmo Paladino, Francesco Clemente et Enzo Cucchi). Le groupe d'investisseurs n'était autre, sans doute, que la Mafia, et le critique mercenaire avait besoin de galeries complices pour mettre en avant ses poulains (mon amie refusa sa participation). L'opération réussit parfaitement en son temps. Aujourd'hui les artistes concernés (pas forcément mauvais) travaillent en ordre dispersé et les « investisseurs » sont passés à autre chose après avoir empoché leurs gains.
Edouard Tétreau, qui donne pour certaine une prochaine crise financière mondiale, beaucoup plus grave que celle de 2008, propose de réunir une nouvelle conférence inspirée de celle de Bretton Woods. Elle réunirait, non pas des hauts-fonctionnaires délégués par les pays riches, mais des représentants de toutes les grandes religions (qui ont notamment pour point commun de privilégier les pauvres) et des mécènes de la société civile. Ils changeraient alors radicalement l'ordre actuel du monde, qui n'est qu'un désordre au bord de l'effondrement. Et le marché de l'art contemporain dans tout cela ? Le prophète n'en dit rien (ce n'est pas vraiment son sujet) et nous laisse à notre inquiétude. Mais il a apporté de la lumière dans une situation sombre, ce qui n'est pas son moindre mérite.
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