Que fait, que peut la scène théâtrale pour dire la société, le politique ? Trois spectacles à Paris, dont deux se jouant encore, nous suggèrent quelques possibilités. L'expérimentation reste toujours ouverte, mais l'effet sur le spectateur n'est pas garanti.
Jusqu'au 14 février au Théâtre de la Colline, Bettencourt Boulevard ou une histoire de France de Michel Vinaver, dans une mise en scène de Christian Schiaretti, vient nous raconter l'affaire Bettencourt - que nous connaissons tous par coeur tant elle fut, avec ses multiples rebondissements, médiatisée trois ans durant - au prétexte que cette affaire nous en dit long sur notre époque : le monde feutré des scandaleuses fortunes, leur collusion avec les partis conservateurs, le parasitisme rapace, la sénescence dont on abuse, etc. Mais Vinaver n'adopte pas un angle d'approche spécifique (« tout est intéressant dans cette affaire », avoue-t-il), et les personnages (de Florence Woerth à la femme de chambre de Liliane Bettencourt, en passant par... Nicolas Sarkozy) se succèdent, racontant chacun sa petite histoire, et abaissant la dramaturgie vers un journalisme oralisé. Certes, il y a cette confrontation entre la souche familiale de Liliane Bettencourt - dont le père, Eugène Schueller qui a fondé L'Oréal, fut aussi (on le sait moins) très actif dans le mouvement factieux et fasciste La Cagoule, créa sous l'Occupation le MSR avec Deloncle et participa ensuite avec Déat à la direction du Rassemblement National Populaire, pronazi ( !) - et celle de son gendre, Jean-Pierre Meyers, dont le grand-père, rabbin, mourut à Auschwitz. Il y a également une tentative de rapprocher l'affaire Bettencourt du récit épique dans la Grèce antique (hélas, le coup de... Liliane et l'Odyssée, ça ne fonctionne pas !), mais, pas plus que le décor mondrianesque choisi par Schiaretti, décor censé donner une forme plastique au découpage très carré de la pièce, tous ces raccords forcés à des éléments classiques de théâtre ne convainquent guère, et l'ennui guette le spectateur en quête de sens ou de révélations.
Également jusqu'au 14 février, au Théâtre 13, Andorra de Max Frisch, dans une mise en scène de Fabian Chappuis. Avec beaucoup moins de moyens et de prétentions, ce spectacle éclaire crûment les mécanismes psychosociologiques conduisant à l'exclusion, à l'ostracisme, à la création d'un « bouc émissaire ». La pièce de l'écrivain suisse alémanique s'enracine dans une réalité historique : l'attitude ambivalente de la Suisse à l'égard des Juifs ayant fui le massacre nazi et venant chercher refuge sur son territoire « neutre ». Mais elle se déploie bien davantage en une parabole où le personnage central d'Andri, le supposé jeune homme juif, s'avère être le symbole de tous les persécutés, lesquels finissent par intérioriser puis revendiquer l'image dans laquelle on les a enfermés (sur le même sujet, on se souviendra toujours de la pièce remarquable de Robert Schneider, Saleté). La mise en scène de Fabian Chappuis, à l'inverse de la précédente, revendique pour son spectacle une sorte de journalisme par interviews filmées, de « documentaire théâtral », alors même que la pièce garde la profondeur du récit allégorique. Tous les éléments incoercibles participant à la mort, au sacrifice d'Andri, confèrent à la pièce l'inéluctabilité, le déterminisme fatal propres à la tragédie « intemporelle ». Mais Andorra, c'est aussi un peu la Suisse, d'hier et d'aujourd'hui. Et son « Juif » ressemble au Rom actuel, par exemple, qui fait partie de la plus grande minorité d'Europe et reste confronté à des formes d'exclusion dramatiques et pathogènes... Alors, ce fluide va-et-vient entre d'un côté la parabole, les archétypes et, de l'autre côté, le bruissement de l'actualité, le problème des émigrés, la montée de l'antisémitisme, etc. prouve la réussite d'une scène théâtrale qui, avec ses moyens propres, dit la société en crise.
L'effet sur le spectateur de Kings of War du Belge Ivo van Hove, d'après Henri V, Henri VI, Richard III de Shakespeare, trois figures bien différenciées du pouvoir, est fulgurant, étourdissant. Le spectacle s'est joué au Théâtre National de Chaillot du 22 au 31 janvier, il durait plus de quatre heures et se disait en néerlandais surtitré en français. Salle comble, « standing ovation », événement majeur de cette saison théâtrale, grandiose évocation de l'éternel ( ?) combat politique, de ses arcanes sanglantes, de ses retombées désastreuses... Le flamand, cette langue rugueuse, gutturale, déclamée haut et fort par les talentueux comédiens du Toneelgroep d'Amsterdam, adhérait parfaitement au claquement de ces joutes guerrières. Le texte de Shakespeare, traduit par Rob Klinkenberg et que Bart van den Eynde avait adapté et concentré, pouvait être lu aisément, il offrait toute la richesse de son éloquence et la somptuosité de ses images. L'ingénieux dispositif scénique qui séparait les coulisses en profondeur labyrinthique (« les coulisses du pouvoir ») où se jouaient - hors champ mais filmées par vidéo - les scènes les plus violentes, et la partie visible du plateau, espace du symbolique, du cérémoniel, de la négociation, l'autre face du Janus politique, cet agencement donc fonctionnait comme une réflexion scénarisée permanente sur le Pouvoir. Tandis que des indications historiques précises inscrivaient les trois pièces dans l'histoire de l'Angleterre, l'actualisation de Shakespeare par les costumes, la technologie, les accessoires et la musique ne semblait nullement artificielle... Avec ses langages spécifiques mais également une scénographie renouvelée, très pertinente, le théâtre nous a raconté, dans Kings of War, quelque chose d'effroyable, de vertigineux et d'exaltant sur le politique, les luttes de pouvoir.
La vérité factuelle viendra ensuite. C'est le patient travail accumulé du sociologue et de l'historien. Soit... Mais d'abord ce fond sauvage, coruscant, tumultueux d'humaines passions, dévoilé ici par Shakespeare et Ivo van Hove.
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