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[verso-hebdo]
07-01-2016
La chronique
de Pierre Corcos
Surface et profondeur
Le théâtre sur un axe, avec deux pôles opposés : la surface et la profondeur... On voit tout de suite où se situeraient la commedia dell'arte, par exemple, et le théâtre symboliste de Maeterlinck. Deux spectacles, très contrastés, vus à quelques jours d'intervalle, peuvent donner l'envie de jouer à les recevoir selon ces catégories.

Il n'y a pas de profondeur chez Feydeau, il ramène tout à la surface. Pas de message, d'intention, d'arrière monde, juste des effets. Dévastateurs... Il fait se heurter les choses, les situations, et en jaillit l'étincelle du comique. Dans Le Dindon par exemple, cette réplique : « Comment veux-tu que je te comprenne ?... Tu me parles à contre-jour. ». Feydeau a également compris que le théâtre reste la boîte de guignol, où des marionnettes surgissent puis disparaissent. Certaines apparitions sont inattendues, et les accidents, hasards, imprévus, contretemps détraquent le cours du quotidien. Pourtant il faut réagir illico, en impromptu. Ah, on ne s'ennuie jamais dans ce monde-là !... En homme des surfaces, en empiriste, Feydeau suit, expérimente, observe toutes les conséquences d'un quiproquo. Et, lorsque tout se détraque enfin, une jouissance extraordinaire le (et nous) saisit. Le « komos » - la Fête (dorienne), dont le mot « komikos » est dérivé - avec sa confusion, sa licence et sa folie, son chaos précurseur de renaissances, explose comme un feu d'artifice...
Dans Chat en poche par exemple (actuellement au Théâtre Artistic Athévains), Georges Feydeau montre les effets de dérèglement, d'excitation (libidinale), de délires en tous genres provoqués par un banal quiproquo. Pascarel veut monter un opéra composé par sa chère fille, et envisage pour cela de faire venir, de l'opéra de Bordeaux, un ténor célèbre. Là-dessus arrive un jeune Bordelais, venu faire des études en Droit, le fils de son ami Duffausset. Pascarel le prend pour le fameux ténor. Cascade jubilatoire de malentendus !... Feydeau est tout jeune quand il écrit cette pièce, et déjà il semble anticiper et préparer toutes les leçons de Bergson sur le rire. Le « mécanique plaqué sur du vivant » concerne les actions, les personnages, les modes d'élocution. Chacun suit sa logique : rien de plus normal, sauf que, dans l'univers anti-leibnizien de Feydeau, rien n'a été prédéterminé pour, le mieux possible, harmoniser toutes ces logiques ! Dans son alerte mise en scène, Anne-Marie Lazarini a joué sur la part de folie (en l'occurrence la « manie » au sens psychiatrique) en germe dans les vaudevilles de Feydeau. Gestuelle outrée, mécanique des comédiens, choix d'un décor de guingois aux éléments bigarrés, éréthisme croissant et incontrôlable des protagonistes... Ce théâtre des surfaces n'est pas là pour nous faire la leçon ou la morale. Non, pas d'intentions, juste des intensités qui passent et filent sur une surface lisse, dérapante...

Connu surtout pour son « théâtre de la mort », le Polonais Tadeusz Kantor, dont on fête actuellement le centenaire de la naissance, travaillait surtout dans l'évocation. Les horreurs de la guerre, l'accablant retour du même, le néant qui guette toute vie sont métaphorisés, suggérés par différents moyens artistiques, puisque Tadeusz Kantor (1915-1990) était non seulement un auteur de théâtre, mais aussi un scénographe, un plasticien (marqué par le constructivisme, puis par le dadaïsme, Fluxus, « arte povera »), et un metteur en scène qui sut abandonner l'espace théâtral pour appeler ailleurs (caves, lieux désaffectés, etc.) les fantômes de son univers envoûtant. Lorsqu'il lança en 1963, le Manifeste du théâtre zéro, le dramaturge polonais éroda les effets de surface du théâtre pour s'enfoncer dans les profondeurs de l'indicible. On n'entend même plus ce que disent les acteurs, les effets visibles des sentiments sont anéantis... Le spectacle emblématique La Classe morte (1975) brouillait les repères du temps (ce sont des vieillards qui sont assis sur les bancs d'une classe), et des lamentations, des thèmes ressassés, le glissement acteurs/mannequins donnaient à ressentir l'espace mental de la déréliction, du Da Sein avec une étonnante force d'évocation. Il s'agit de résister au monde falsifié des apparences (concrètement, ce fut pour Kantor une résistance au stalinisme, puis à la société de consommation), et d'entrer dans les profondeurs de notre inconscient pour amplifier notre sentiment d'être encore vivant en face de la mort.
Rendre hommage par une évocation à ce théâtre d'évocation, et d'invocation, n'est pas chose facile. Or, par sa création Aujourd'hui c'était mon anniversaire, un spectacle qui s'est déroulé dans l'espace Le Chêne, à Villejuif le 8 décembre dernier, puis dans l'église Saint-Merri deux soirs plus tard, Racha Baroud y est pleinement parvenue, au moyen d'ambiances sonores, de tableaux vivants, d'éclairages, de danse théâtralisée... Ceux qui connaissent le théâtre de Kantor peuvent le retrouver, et ceux qui ne le connaissent pas du tout ne souhaiteront que le découvrir. D'abord cette bande-son répétitive, qui accueille le spectateur et fait penser à une absurde claudication, invite à de libres associations autour de la rengaine du monde ou de la menace. Ensuite la création musicale de Karim Douaidy, interprétée par un talentueux ensemble à cordes, les chants captivants d'Agnieszka Banas parviennent, ce qui n'est pas aisé, à offrir une équivalence, et dans le ton juste, à l'univers théâtral de Kantor. Enfin, toutes ces interruptions par des bruits (chute de bois, on cloue quelque chose, etc.) nous rappellent que ce théâtre/happening tendait sans cesse à défaire les trames rassurantes du récit et des sentiments où les spectateurs s'installent pour ne plus bouger... Racha Baroud a bien compris que ce théâtre des profondeurs, à défaut d'être intégralement repris, trouvait sa meilleure traduction, vingt-cinq ans après la mort de son créateur, dans l'art qui est le moins prisonnier de la mimesis : la musique. On a envie de compléter le titre du spectacle de Racha Baroud Aujourd'hui c'était mon anniversaire par ces mot : « ...et je ne suis plus là, mais mon fantôme, par de telles évocations, se promène toujours, loin des théâtres et au plus près de votre imaginaire... ».
Pierre Corcos
07-01-2016
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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