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[verso-hebdo]
28-01-2016
La chronique
de Pierre Corcos
Le grenier aux sortilèges
La maison, disait Gaston Bachelard, peut se concevoir comme un être vertical et, dans l'ordre de l'onirique, la polarité entre la cave et le grenier nous fait entrevoir ce passage du territoire obscur des explorations inquiétantes à celui des oeuvres émergeant à la lumière poussiéreuse des combles. Mais, ce qu'on a hissé jusqu'au grenier conserve les traces fantastiques du long séjour à la cave. Et, sitôt la nuit venue, toutes les images accumulées dans les vieux coffres s'animent progressivement et capturent le visiteur de leurs sortilèges.

Cette métaphore ne s'applique pas ici à une différence - troublante cependant - entre la sombre Galerie du Bas et le clair espace du premier étage à la Halle Saint Pierre, mais à une impression d'ensemble qui se dégage de l'exposition HEY ! modern art & pop culture/Act III, visible jusqu'au 13 mars prochain pour notre plus grand plaisir.
Pourquoi cette métaphore topologique, psychologique, esthétique ? C'est que le repérage sociologique de l'ensemble exposé reste insuffisant, quoique nécessaire. Il est vrai que l'on peut encore opposer un art populaire ou une « pop culture » (bande dessinée, graffiti, lowbrow art, tatouage, art brut, cartoons) à un art institutionnalisé, d'élite (économique), spéculatif, souvent conceptuel. À cet égard la revue Hey !, fondée en 2010 par Anne et Julien (les mêmes furent commissaires de la grande exposition Tatoueurs Tatoués, cf. Verso Hebdo du 17-9-15), réalise très bien son travail d'anthologique recensement de toutes ces oeuvres, lesquelles procèdent moins d'une « contre-culture » (problématique) ou d'un « art outsider » (connotations dévalorisantes) que d'un rapport sans complexes à l'imagerie de masse disponible. Il est aussi juste que l'on peut globalement séparer tous les artistes pour qui - dans le paradigme de l'art contemporain - l'image est quelque chose du passé, à quoi il convient de préférer le concept, l'expérience, l'environnement, la performance, etc., bref toujours de nouveaux champs, et ceux qui résistent à ce paradigme au nom de l'image et de l'imaginaire, d'une autre scène où les fantasmes, rêves et cauchemars gardent encore toute leur place... Et, parvenu à ce niveau, l'analyse sociologique doit être complétée par un décryptage esthétique et psychologique, la métaphore de la cave et du grenier pouvant alors nous guider.

Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint Pierre et commissaire d'exposition, parle de «Témoignage dans notre réalité artistique d'un autre savoir et d'une autre sensibilité ». C'est tout à fait juste. Ces artistes descendent, une bougie à la main, dans la cave de leur/notre inconscient pour exhumer des chimères, des hallucinations, des figures archétypales qui les troublent encore, qui les émeuvent toujours. Il ne leur semble pas que l'inconscient freudien ou jungien ait craché ses dernières images, et qu'il soit ringard de devenir l'illustrateur inspiré de ses/nos obsessions. Il ne leur semble pas plus, d'ailleurs, que faire se rencontrer toute cette imagerie « underground », littéralement, avec tout ce qu'ils trouveront d'imagerie populaire entreposé au grenier (rebuts d'illustration en tous genres, anciennes collections, etc.) soit devenu obsolète. Au contraire, ils se sentent plus singuliers dans leur démarche que tous les faiseurs à la mode de l'art contemporain financiarisé, aseptisé et formaté pour la « jet set ».
Il est ainsi évident qu'un Namio Harukawa, de par l'illustration virtuose de ses fantasmes masochistes (des Vénus callipyges écrabouillent de leur puissant fessier le visage de chétifs mâles), ne sera guère accueilli dans une galerie « main stream » (il fut exposé, naguère, au Musée de l'Érotisme : cf. Verso Hebdo du 3-10-13), qu'un Alain Bourbonnais, un Joël Negri, un Albert Sallé trouvaient plus leur place au Musée de la Fabuloserie à Dicy qu'à la parisienne Gagosian Gallery, que les peintures effroyables de Christian Rex Van Minnen (Etats-Unis) auraient du mal à sortir de collections (très) privées, que la peinture léchée mais potentiellement répulsive de l'Argentin Gabriel Grun ne trouverait jamais grâce aux yeux de Kamel Mennour, etc. Oui, effectivement un autre savoir, une autre sensibilité concrétisée... Pas très vendable en fait, peu « bankable » pour les spéculateurs, et même difficile à accrocher sur les murs d'un salon bourgeois ! A la cave, au grenier, d'accord, mais dans les parties les plus socialisées de la maison, pas vraiment.

Pourtant l'image recèle encore tant de sortilèges ! Image : anagramme de « magie »... Venez ici entendre d'archaïques et bizarres récits sur la Mort avec Hervé Bohnert, Grégory Halili, Dave Lebow, Derek Nobbs ! Frémir devant ces monstres, exhumés des caves poisseuses où Dado, Peter Ferguson, Lucy Glenndinning, Benoît Huot, Ludovic Levasseur, Yu Pei Lian ont leurs entrées régulières !... L'exposition Hey/Act III, de la Halle Saint Pierre, tout comme son extraordinaire librairie, par la richesse fantasmagorique de ses images si patiemment, amoureusement dessinées, donne l'envie folle de quitter le salon chic, mondain et « high tech » pour se réfugier longtemps dans le grenier aux sortilèges, et y retrouver émois et peurs de l'enfance.
Pierre Corcos
28-01-2016
 

Verso n°136

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