Deux pièces à l'affiche éclairent de façon très différente les rapports entre pouvoir et amour : Les Larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder, dans une mise en scène de Thierry de Peretti (Théâtre de l'Oeuvre), et Une journée particulière d'Ettore Scola et Ruggero Maccari, dans une mise en scène et une scénographie de Christophe Lidon (Petit Montparnasse). Ces deux pièces de théâtre, réussies, ont également en commun d'avoir naguère été des films remarquables. Mais, comme ces films semblaient produire surtout, par leur unité de lieu et leur huis clos dramatique, du théâtre filmé, le retour à la scène, après cette boucle, semble tout à fait logique.
Dans un nombre significatif de ses oeuvres, Fassbinder (1945-1982) décrit les effets du pouvoir, les rapports de domination jusque dans l'intimité du couple. Pour ce cinéaste allemand venu du théâtre, l' « amour » n'empêche pas, loin de là, qu'il y ait « un qui joue et un autre qui est joué », comme l'écrivait Nietzsche, que souffre une victime : celui ou celle qui n'a pas une maîtrise suffisante des biens matériels, ou symboliques (culture, langage, etc.). Et l'amour homosexuel ne constitue pas, hélas, une alternative à ces rapports de pouvoir dans le couple... Le Droit du plus fort ou Les Larmes amères de Petra von Kant viennent balayer les illusions de ceux qui, avec une ferveur empreinte d'utopie, espèrent des minorités, victimes potentielles d'ostracisme, un type de relations respectueux de l'autre, au moins pour recréer à l'intérieur du couple ce qu'elles ne trouvent pas à l'extérieur, dans la société...
Petra von Kant, créatrice de mode à succès vit avec Marlène, une assistante styliste qui l'aime silencieusement, douloureusement, lui est totalement soumise. Veuve de son premier mari, Petra s'est débarrassée du second avec froideur, efficacité, comme elle gère toutes ses affaires. Elle n'a aucun scrupule à exercer son arrogant pouvoir sur Marlène, jusqu'à l'instrumentaliser, l'humilier... Survient la jolie Karin, une jeune fille ambitieuse qui veut devenir mannequin. Petra en tombe amoureuse, lui propose de partager son appartement et de l'aider à réussir. Cet amour se transforme vite en passion dévorante, Petra retrouvant peut-être en Karin le reflet ironique de ce qu'elle-même fut jadis, ou bien rageant de n'avoir, sur cette ondine désinvolte, aucune prise, ou encore se noyant dans le maelström du saphisme, alors qu'elle avait auparavant joué avec sa bissexualité... Froideur du pouvoir qu'exerce Petra sur Marlène, l'amoureuse transie, et incandescence de la passion qu'éprouve Petra pour Karin, qui a tous pouvoirs sur elle. Amour et pouvoir, enchevêtrés comme des fils de laine rouges et noirs... Obsédé par ces questions, Fassbinder pensait que le fascisme commence déjà dans le couple : alors qu'il s'agit seulement de deux personnes et, en principe, d'amour !
La mise en scène de Thierry de Peretti joue la carte du réalisme extrême sans risque d'appauvrissement, parce que le réel des scènes de ménage ou de jalousie est en soi théâtral ; et avec fougue Valeria Bruni Tedeschi (Petra) joue celle de la violence, « la violence qui traverse les rapports intimes, sexuels et politiques », comme dit le metteur en scène, parlant de l'oeuvre de Fassbinder. Dans ce décor rougeoyant jonché de bouteilles d'alcool, où pulse continuellement une musique dynamogène, la passion amoureuse a perdu son vernis romantique. Le pouvoir, l'arrivisme, la violence de classe l'ont décapée à l'acétone.
Dans Une journée particulière, bien loin de voir un microfascisme gangrener le sentiment amoureux, on assiste, presque à l'inverse, à l'éclosion de ce dernier dans une marge étroite et fragile du fascisme. Cet amour sans lendemain, bouleversant, va faire se rencontrer, dans l'Italie mussolinienne, une mère de famille aliénée, soumise, malheureuse, et un intellectuel désespéré, au bord du suicide, séparé de celui qu'il aime et en plus venant d'être exclu de la radio nationale où il travaillait parce qu'il est homosexuel… L'histoire pathétique se passe à Rome, le 8 mai 1938, lors des grandes parades militaires qui scellent l'alliance de Mussolini et d'Hitler. L'immeuble est pratiquement vidé de ses habitants, car le noir troupeau hystérique s'est précipité dehors pour assister aux cérémonies martiales et pompeuses du fascisme... Voilà donc deux êtres abandonnés, déchus, qu'apparemment tout sépare (leur statut, leur culture et même leur sexualité), mais qui vont se reconnaître et s'aimer dans leur commune exclusion, oppression. Antonietta (Corinne Touzet) doit subir l'arrogance machiste et vulgaire d'un mari qui la voit seulement comme une poule pondeuse et une esclave domestique, et Gabriele (Jérôme Anger) est honni par une idéologie méprisant l'intellect et pourchassant les invertis, ou simplement les hommes féminins.
En un sens, Ettore Scola nous raconte une histoire plus optimiste que celle de Fassbinder, même si à la fin la police vient arrêter Gabriele, et si Antonietta retrouve dans son foyer la morgue et la violence de son époux fasciste. Scola nous suggère en effet que des sentiments amoureux peuvent, herbe folle, pousser entre les gros pavés du pouvoir. Il nous suggère également que l'amour rapproche deux exclus qui ont besoin de se réparer l'un et l'autre... La mise en scène ingénieuse de Christophe Lidon fait oublier, et c'est un compliment, le film originel. On ne peut manquer, en sortant de cette pièce, de la confronter à celle de Fassbinder... Au fond, l'une et l'autre oeuvre nous montrent comment, à l'ombre massive des pouvoirs, fragile, précieux frissonne l'amour.
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