Dans son roman Une étude en rouge Conan Doyle met pour la première fois en relation le docteur Watson avec l'extraordinaire Sherlock Holmes, détective amateur dont la profession consiste à repérer (perception) des traces, des indices, à les relier entre eux (intelligence) à partir d'hypothèses (imagination) infirmées ou confirmées... Le docteur Watson, quant à lui, observait chez ses patients des symptômes, et devait aussi les relier et interpréter pour découvrir le nom de la maladie. Le scientifique et le détective, lancés sur des pistes conduisant à une signification véridique...
L'artiste est-il aussi, à sa manière, sur la piste d'une autre vérité ?
Le film d'Antoine Barraud, Le dos rouge, a pour thème patent la quête d'un cinéaste (Bertrand Bonello) qui veut construire un film inspiré par la monstruosité dans la peinture. Le critique Holmes note tout de suite cet objet artistique gigogne, faisant qu'une représentation filmique recèle une autre représentation filmique, en cours, devant elle-même contenir des représentations, picturales celles-là. Il note également que le héros pâtit dès le commencement de l'histoire d'une tache rouge dans le dos, et qu'elle ne cesse, en prenant des formes variées, de s'étendre. Interrogeant son collègue médecin, Watson, le critique demande s'il s'agit là d'une dermite de contact, d'une poussée eczémateuse, de couperose, de psoriasis. Mais pas de réponse assurée... Autre élément du film Le dos rouge : la présence d'une historienne d'art aux deux visages (Jeanne Balibar et Géraldine Pailhas) devant conseiller notre cinéaste sur le choix du monstre dans la peinture pouvant inspirer l'intrigue. Ce qui donne ici l'excellente occasion (au héros, à son guide et aux spectateurs) de s'attarder - regard et/ou paroles - sur des oeuvres de Miro, Caravage, Bellmer, Renoir, Balthus, Chassériau, Spilliaert, d'évoquer Cindy Sherman, Diane Arbus. Très bien, mais comment l'histoire se noue-t-elle ? A vrai dire, le « drama », impalpable et arachnéen, flotte de tous ses fils brillants sans jamais qu'un gros insecte de vérité s'englue dans l'intrigue... Des femmes traversent le film (de la voix off maternelle à cette visiteuse de musée, érudite et anglophone, et qui se prend pour un oiseau) et de charmantes fêtes le scandent, mais le scénario que doit écrire Bertrand Bonello n'avance pas plus que le film Le dos rouge d'Antoine Barraud. Cependant, le critique détective passe un délicieux moment, ce qui lui fait maintes fois oublier sa mission : trouver le sens du film.
Il se reprend et, donnant un coup de coude à son collègue Watson, lui chuchote : « observez comme la couleur rouge, du carmin au vermillon en passant par le grenat, le ponceau, l'amarante, le cinabre, le cramoisi et d'autres nuances, est présente sur différents supports et dans l'immense majorité des plans ! C'est le titre même du film et le mal de son héros ! C'est bien d'une « étude en rouge » qu'il s'agit ! Le rouge : symbole du sang, du meurtre ou de la passion !... ». Watson grommelle : « Oui, certes, réalisateur, acteurs, historiennes et amateurs d'art, ils sont ici tous passionnés à l'évidence par la création. Mais quoi, faire un film pour dire juste ça : la création est une passion, jusqu'au trouble psychosomatique même ?! Bah, interrogeons plutôt le patient, je veux dire le réalisateur, sur la genèse de son projet... ». Antoine Barraud en parle ainsi : « Il y avait deux choses au départ. D'un côté, une étude que j'avais lue et qui évaluait la durée moyenne passée par chaque visiteur de musée ou d'exposition devant un tableau à 15/20 secondes environ. Ça m'a glacé le sang. Je me suis rendu compte que j'étais devenu moi-même un spectateur impatient et cette prise de conscience a été très importante. Par ailleurs, j'avais très envie de filmer Bertrand Bonello. ». Voilà clairement le « message » de votre film : à l'encontre d'une monde distrait, étourdi, blasé, une vive incitation au regard attentif, amoureux devant la peinture, le cinéma, le théâtre... Ne voit-on pas sans cesse dans Le dos rouge des personnes absorbées par ce qu'elles regardent, d'un tableau à une pièce en passant par un film ?
Mais le critique Holmes n'est pas satisfait. Trop d'indices, trop de pistes : le thème du réalisateur au travail, celui du monstre dans la peinture, la symbolique du rouge/passion, une éthique du regard, auxquels il faut ajouter un hommage à Bertrand Bonello - un réalisateur talentueux devenu comédien pour la circonstance -, de fortes références à Hitchcock (Vertigo), puis cette impression enivrante de voyage esthétique, culturel dans Paris... Polysémie en bouquet de l'oeuvre. Mieux encore : aucune finalité globale par hiérarchie des significations, celles-ci n'arrêtant pas de s'intervertir et jouer entre elles. Drôle d'étude en rouge ! Quel meurtre symbolique, inavouable, Antoine Barraud, fait-il, comme un contenu latent, passer à son insu dans le rêve éveillé à quoi son film ressemble ?
Sherlock Holmes se convainc de ceci : toutes ces pistes sérieuses devant mener quelque part, tous ces symboles prégnants... Juste un piège à critique, à limier ! Et la structure en gigogne, l'angoisse du monstre, les leçons sur la peinture, le fil rouge, etc. : pareil !... Des chemins qui ne mènent nulle part, juste empruntés pour les agréments de la promenade et de la conversation... En fait, un plaisir amical et d'estime entre deux cinéastes, Bertrand Bonello et Antoine Barraud, avec un tournage étalé sur... trois ans. Et deux heures et sept minutes à jouer, entre eux et avec nous.
Alors, ne souhaitant pas chercher plus loin, sentencieux, souriant à Watson, Holmes cite l'esthéticien Schlegel : « Tous les jeux sacrés de l'art ne sont que de lointaines imitations du jeu sans fin du monde, cette oeuvre d'art qui éternellement se donne formes ».
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