Au week-end de Pâques, deux intéressantes expositions de photographies se sont achevées. Les deux nous invitaient à un voyage différent... L'Italie de Bernard Plossu à la Maison européenne de la photographie, et Un train pour le Yunnan au Musée Guimet offraient l'occasion de méditer sur ces moissons de photos que l'on rapporte de voyage.
Dans l'immense majorité des cas, le touriste va photographier le site, le monument, le paysage que son guide touristique a indiqués, si bien qu'un nombre considérable de photographies préexistent sous forme de... cartes postales ! Viennent ensuite les photographies amicales, de couple, familiales, « selfies », etc., devant les endroits précités. Enfin, quand le photographe amateur s'échappe un minimum de ces conventions, l'acte photographique sera pour lui l'occasion de confirmer une perception, de la valoriser ; mais alors rarement il échappera à de nouvelles normes esthétiques, liées cette fois à une culture artistique de masse. Ces photographies qu'il rapporte de voyage s'inscrivent en effet dans une forme de communication, étant faites aussi - et même surtout - pour être montrées aux amis, collègues, etc. Si bien que l'on s'interroge, d'entrée de jeu intrigué, curieux, sur cette Italie que va nous montrer Bernard Plossu...
Déjà, le photographe privilégie le noir et blanc, énorme écart par rapport à la masse des clichés polychromes sur l'Italie ! Et ses photos font souvent penser, par leur ambiance ou leurs personnages, à quelques grands films italiens des années 60, de Fellini à Antonioni en passant par Risi. Pas étonnant lorsqu'on sait que Bernard Plossu, né en 1945, cinéphile passionné, voulait devenir cinéaste... Ensuite, quand il photographie en couleurs, il utilise le procédé Fresson pour des tirages couleur mats au charbon. Procédé qui remplace le chatoyant, le rutilant de la photographie couleurs habituelle sur l'Italie par des teintes douces, pastel et quelque peu mélancoliques. Enfin, tournant le dos au traditionnel O sole moi italien, Bernard Plossu apprécie le mauvais temps qui « est le beau temps d'un photographe ! », s'exclame-t-il : donc vive le nuage et même la pluie !... La succession de ses petits formats noir et blanc, délicats, précis, qui nous montrent, avec l'aisance du connaisseur, des villes variées de la péninsule, nous rappelle les origines italiennes du photographe. Il avoue : « je m'y sens bien. Tout colle, l'ambiance, la peinture, la nourriture, les lectures (je ne lis à 90% que des auteurs italiens depuis des années !), je m'y sens « chez moi » : retrouvailles avec les racines familiales maternelles ? ». Utilisant un objectif de 50 mm pour déformer le moins possible la vision réelle, Bernard Plossu ne photographie donc pas comme les voyageurs à l'affût du typique ou de la « couleur locale » (déjà pointés par les guides touristiques), mais comme le fervent amoureux de l'Italie, en quête d'origines perdues. S'enthousiasmant pour des thèmes qui, certes, lui seront intimes mais peuvent nous laisser extérieurs... Ainsi, les gares, les trains (il aime photographier à travers les vitres des trains), le port de Gênes, les façades décrépites, des enfants qui jouent au ballon à Matera, les ciels grisâtres de l'île de Ventotene, etc. ne font guère partie de l'album de voyage italien, fastueux et coruscant, bien conventionnel : cette Italie qu'on attend, connaît, enferme dans son iconologie touristique... De la même façon que le cinéaste grec Angelopoulos a su nous surprendre et ravir avec sa Grèce pluvieuse, enneigée dans L'Apiculteur, l'italien de coeur Plossu a, dans cette grande exposition photographique, déployé un tout autre voyage en Italie que ceux auxquels nous sommes tant habitués.
Un train pour le Yunnan... C'est l'histoire étonnante de deux Français expatriés en Chine vers la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle. Ils vont se trouver réunis à l'occasion, extraordinaire, de la construction d'un long chemin de fer au Yunnan. Auguste François, consul ethnographe et aventurier, rejoint par Georges-Auguste Marbotte, comptable et voyageur... Les deux hommes sont de courageux photographes, curieux et passionnés. Et voici donc, extraites des collections du Musée Guimet, 65 photographies qui nous font voyager dans l'espace mais aussi dans le temps, bien sûr. C'était à l'époque de la Guerre de l'Opium, des imprudentes interventions coloniales occidentales, de la fameuse Guerre des Boxers (illustrée par le film à succès Les 55 jours de Pékin), et la photographie nous entraîne vers un temps qui paraît si lointain, aujourd'hui, totalement révolu, comme celui où voyageait encore Tintin dans Le Lotus bleu...
Voici des mandarins avec leur longue tresse, des maisons en bois sur pilotis de bambous, des bateliers qui s'épouillent, de grosses charrettes à boeufs, de minces porteurs d'eau, de vertigineux ponts suspendus, des séances de lanterne magique, voici des pagodes et des jonques, des têtes coupées dans des cages à claire-voie, des tenues extraordinaires pour des mariages traditionnels... Mais y avait-il autre chose que du traditionnel dans cette Chine encore mystérieuse, fascinante pour l'explorateur, opaque et peut-être dangereuse ? Ces photographies de voyage en noir et blanc font encore rêver et frissonner le visiteur, comme un récit d'aventures signé Jules Verne. Elles accompagnent et disent le voyage lointain, au temps où la terre ne s'était pas encore uniformisée par l'économique et le technologique.
Sans nul doute, quand François et Marbotte montraient en leur temps de telles photographies à leurs amis restés en France, ils ne suscitaient pas l'ennui vaguement amusé de nos séances actuelles de photos de voyage. Non, de telles photographies étaient la troublante concrétisation sur du papier de la figure du Dehors...
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