La galerie Le réverbère de Lyon a depuis longtemps la réputation d'être une des meilleures galeries de France spécialisées dans la photographie. Elle vient de le prouver encore en révélant le travail particulièrement intéressant d'Emmanuelle Fructus. Cette « iconographe et enseignante de l'histoire de la photographie » (c'est ainsi qu'elle se désigne) est née en 1972, c'est-à-dire sept ans après la parution du livre fondamental de Pierre Bourdieu consacré à la photographie comme enjeu social, baptisée « art moyen », terme qui fit fortune. Or c'est à cet art moyen, qui n'a normalement pas sa place dans les galeries dédiées à la photographie dite artistique, que s'intéresse Emmanuelle Fructus, spécialement quand il prend la forme des « albums de famille ». On connaissait les pictorialismes, le style documentaire historiquement incarné par une Bérénice Abbott, la photographie des artistes conceptuels et celle des land-artistes, celle enfin de l'appropriation et de la citation qui a fait la gloire d'une Cindy Sherman. Mais les photos venues de « l'art moyen » pour constituer une nouvelle forme d'art photographique, vraiment je ne connaissais pas. De quoi s'agit-il ?
La première originalité d'Emmanuelle Fructus est d'avoir créé en 2006 une boutique (plutôt qu'une « galerie ») baptisée Un livre, une image (dans le 11e arrondissement de Paris) où rien n'est exposé, tout est classé. Dans ses piles de boîtes à thèmes, Emmanuelle Fructus collectionne une infinité de photographies anonymes trouvées le plus souvent dans les vide-greniers. Elle accumule tous les types d'épreuves, depuis les photographies de familles jusqu'aux photographies de presse. Parmi les thèmes soigneusement répertoriés, on trouve les poissons, les travaux ménagers, les chiens ou chats et les gens en train de dormir. De la « photographie moyenne » en somme, qu'elle vend à partir de 5 euros. « Mon travail consiste finalement plus en la lecture d'une image que la vente de celle-ci. Je défriche et propose. Je suis commerçante mais je fais un travail d'archiviste ». Or la commerçante est aussi une artiste qui fait appel à l'archiviste pour réaliser ses projets à partir des images anonymes.
La galerie Le réverbère montrait donc récemment l'un de ces projets, réalisé après plusieurs mois de recherches. Trois vastes panneaux, datés de 2013, présentaient successivement des Femmes, des Hommes et des Enfants. Innombrables, soigneusement rangés en ligne, tous parfaitement détourables, tous relativement nets, tous d'une taille inférieure à 6, 5 cm, presque tous sans rien dans les mains. Aucun n'a été photographié par l'artiste elle-même, tous proviennent des séries parfaitement banales, mais sociologiquement si révélatrices, de l'art moyen. De toutes ces figures en noir et blanc, dont l'habillement atteste qu'elles appartiennent au passé proche comme au passé lointain, sont issues ces oeuvres qui ne prétendent signifier rien de précis, mais qui sécrètent malgré tout une très spécifique qualité d'émotion.
Chacune de ces petites figures constitue ce que Roland Barthes appelait un « référent photographique », c'est-à-dire en l'occurrence la personne nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif. Mais que se passe-t-il quand il y a des centaines de référents saisis par des centaines d'objectifs ? Barthes disait que ce qu'il intentionnalisait dans une photo « ce n'est ni l'Art, ni la Communication, c'est la Référence, qui est l'ordre fondateur de la Photographie. » Ici, c'est différent, le nom du noème de la Photographie est toujours : « ça-a-été », mais parce qu'il y a multiplication fascinante de ces « ça-a-été » correspondant à des centaines de moments de centaines de vies, j'intentionnalise maintenant tout autre chose qu'une Référence : un nouveau et bouleversant sentiment de la fuite du temps que seul peut me procurer une oeuvre d'art. Tel est le singulier tour de force opéré par la démarche originale d'Emmanuelle Fructus.
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