La Toilette, naissance de l'intime, sous la direction de Nadine Lanerye Dagen & de Georges Vigarello, Musée Marmottan, Monet/Hazan, 224 p., 29 euro
Voilà un beau sujet d'exposition ! Bien sûr, on ne peut s'empêcher de songer, quand on parle de toilette, au Bain turc d'Ingres et aux hammams fantasmatiques de Gérôme et de tous les petits maîtres orientalistes. Et qui n'a pas en mémoire les bains mystiques de la fin du Moyen Age dans une vasque de fontaine qui fait s'écouler le sang du Christ ? Mais dans la superbe et éblouissante exposition du musée Marmottan, c'est l'intimité qui est mise en avant. Tout commence avec l'Ecole de Fontainebleau et ses belles scènes assez érotiques montrant de superbes jeunes nues qui semblent plus se distraire que se laver ! Il faut dire que ce sujet a sans cesse été traité dans cette ambiguïté de manière plus ou moins marquée. Avec Van Eyck, Hans Baldung Grien, ce moment de la vie quotidienne est envisagé avec retenue. Mais c'est déjà moins le cas avec Salomon de Bray à la fin du XVIIe siècle. Et la représentation d'Abraham Bosse, La Vue (vers 1635), est franchement équivoque avec l'homme à la fenêtre qui scrute le ciel mais qui, dans notre esprit, scrute bien autre chose. Le XVIIIe siècle, qui a été l'âge d'or du libertinage, les artistes comme François Boucher ou Jacques-Antoine Watteau en ont profité pour quelques allusions libidineuses, pour ne pas dire carrément licencieuse - mais c'était alors des plus normal ! Ce qui frappe dans le choix qui a été fait pour cette mise en scène de la toilette, c'est la qualité des oeuvres et des peintres, dont certains sont très peu connus et se révèlent excellents, tel Nicolas-René Jollain. La diversité des perspectives envisagées ouvre un champ qui s'étend de la description de la vie privée des femmes (et très peu des hommes !) à des scènes galantes parfois osées. Lawrence est très mesuré et Edouard Manet ne traduit pas ce sujet en termes indécents (Nu se coiffant, 1879), pas plus d'ailleurs qu'Edgar Degas, qui a laissé de nombreuses peintures où une femme se nettoie dans un tub. Le Bain de Félix Vallotton (une xylographie en noir et blanc) reste lui aussi dans les limites de la décence, comme Berthe Morisot ou même Toulouse-Lautrec, qui pouvait être cru et mordant. Et quand on remonte encore un peu le cours du temps, ni Bonnard ni Picasso ne se sont divertis avec leurs modèles. Bien sûr, ils ont insinués une pointe de sensualité, mais le travail pictural ou graphique n'excède pas les limites de la pudeur. En somme, les « modernes » ont souvent été plus sages que les maîtres d'autrefois. L'histoire artistique qui nous est raconté s'achève avec Josef Capek (1920) et Marcel Gromaire. C'est un enchantement et aussi un bon travail d'histoire de l'art. Le catalogue fera référence, je n'ai aucun doute là-dessus, car non seulement il restitue le contenu de l'exposition, mais se présente aussi comme un livre qui a été écrit à plusieurs mains avec beaucoup de soin. En somme, c'est une réussite et j'ose croire que d'autres manifestations verront bientôt le jour.
Les Tudors, Editions de la Réunion des musées nationaux, Grand Palais, 208 p., 35 euro
C'est la mode aujourd'hui en France de faire de grandes expositions historiques. Depuis Marie-Antoinette au Grand Palais, ces expositions se multiplient. Les grandes familles, les dynasties et les grands personnages donnent lieu à des événements importants à l'exemple des grandes expositions d'art plastique. La dernière en date a été celle des Borgia au musée Maillol. Cette fois, ce sont les Tudor qui sont présentés au musée du Luxembourg. Cette dynastie a joué un rôle déterminant dans l'histoire de l'Europe surtout avec Henry VIII qui a coupé les ponts avec le souverain pontife s'instituant chef de l'Eglise d'Angleterre. Capable de jeux diplomatiques hasardeux, il a su manoeuvrer habilement entre ses deux voisins encombrants, la France et l'Espagne. Plus tard, s'est imposée une reine à la poigne de fer, Elizabeth Ière, la reine vierge, qui a su fait de son pays une grande puissance maritime et commerciale, redoutée de tous. Avec elle s'éteint cette lignée. Les Stuart qui arrivent au pouvoir n'arriveront qu'aux pires catastrophes politiques en dehors du fait qu'ils aient réussi à unifier l'Angleterre, l'Ecosse et le Pays de Galles. Avec Jacques Ier commence les premiers graves conflits entre les réformés et les catholiques. Son fils, Charles Ier, tente de se concilier les grâces des catholiques. Il persécute les puritains et il veut en découdre avec ses ennemis coalisés : il est finalement battu par les forces de Cromwell qui fait exécuter le roi en 1649. Cromwell bat ensuite Charles II, qui doit abandonner son trône Le chef des Têtes rondes et devient protecteur de la République, imposant une véritable dictature. Après la mort de Cromwell, Charles II remonte sur le trône. Mais son pouvoir est amoindri. Ainsi, le geste politique et religieux d'Henri VIII a provoqué des troubles qui ne cesseront pas jusqu'au XVIIIe siècle. Malheureusement, si les Tudor s'intéressent à la marine, au commerce, aux techniques aux stratégies militaires et aux sciences, l'art n'est pas vraiment de leur goût. Leur cour ne verra jamais un Léonard de Vinci comme ce fut le cas à l'époque de François Ier à Chambord. Certes, le théâtre a connu un essor mémorable sous le règne d'Elizabeth, avec William Shakespeare, Ben Johnson et John Fletcher (entre autres). Cet âge d'or se termine brutalement en 1642 par un décret du Long Parlement qui interdit impérativement tous les spectacles. Restent alors les portraits peints par Hans Holbein le Jeune, qui a représenté plusieurs des souverains de la lignée des Tudor. Et seule Marie Stuart a les honneurs d'un portrait exécuté par un grand artiste français, François Clouet. Ce manque d'empathie pour les arts plastiques de la part des Tudor (ils n'éprouvait d'intérêt que pour les joyaux et l'art vestimentaire) est comblé (en partie) dans cette exposition par les tableaux d'artistes ultérieurs comme Eugène Déveria et quelques dessins pour les pièces de Victor Hugo par Eugène Delacroix et Célestin de Nanteuil, qui a imaginé le frontispice de Marie Tudor écrit par le grand homme.
La Guerre du Fleuve, Winston Churchill, traduit de l'anglais par John Le Terrier, « Mémoires de guerre », Les Belles Lettres, 328 p., 23 euro
Nul n'aura oublié que Winston Churchill a reçu le prix Nobel de littérature pour son imposante Histoire de la Seconde guerre mondiale. Comme Charles de Gaulle, il s'est démontré non seulement un historien et un mémorialiste d'une rare qualité, mais aussi un conteur fabuleux. Son histoire de la guerre entreprise par les Britannique pour reconquérir le Soudan est remarquable. Il a à la fois la faconde d'un Albert Londres et une précision historique des faits relatés, qui se révèle étonnante. En outre, il sait décrire cet univers (les populations qui y vivent, les paysages, les conditions climatiques) qui était très étranger à ses lecteurs, et qui le reste d'ailleurs de nos jours. Il commence par rappeler comment la Grande-Bretagne a perdu cet immense territoire, qui ont été pris par les hommes qui ont suivi les derviches et qui ont mené une Djihad (le terme était bien celui-là et nous ramène à des problèmes tout à fait actuels). Il rappelle aussi la guerre de ces musulmans fanatiques contre l'Abyssinie, bien plus puissante, mais qui a perdu la bataille à cause de la mort du roi Jean. Churchill explique et commente en détail es atermoiements désastreux du gouvernement anglais jusqu'au moment où la reconquête a été entreprise. Cela a été une campagne longue et difficile. Il a le don de nous décrire l'ensemble de ces opérations militaires dans le plus menu détail en les rendant aussi exaltantes qu'un roman d'aventure, mais sans dévier le moins du monde de son rôle d'historien. Même si le lecteur n'est pas passionné par les épisodes des guerres menées en Afrique par les troupes coloniales anglaises, on ne peut pas s'empêcher d'aller jusqu'au bout de ce long ouvrage. Il nous tient en haleine et il nous tarde de savoir comment les choses évoluent. Les figures médiocres ou superbes qui participent à cette expédition ou qui y résistent se changent en héros de l'Antiquité. Et pourtant, Churchill n'est jamais emphatique et, surtout, jamais il arrange le cours de ces longues années de combat pour récupérer un vaste territoire particulièrement ingrat. Au passage, on apprend que les Italiens avaient déjà été se frotter à l'Abyssine et avait connu, à la fin du XIXe siècle, une cuisante défaite dans cette entreprise belliqueuse.
Ecrits sur l'Allemagne 1932-1933, Simone Weil, « petite bibliothèque », Rivages poche, 208 p., 8,50 euro
Ce séjour en Allemagne que Simone Weil à fait entre 1932 et 1933 lui a suggéré plusieurs articles qui sont précieux d'une part pour comprendre sa pensée sur une situation concrète de l'Europe des années trente, mais aussi pour nous faire une idée de la situation réelle de l'Allemagne juste avant la prise du pouvoir par Adolf Hitler. Ses premières impressions présentent un mélange de lucidité et d'aveuglement. Le point le plus curieux est son manque de discernement dans les visées idéologiques du parti national-socialiste. Pour le reste, partant de la situation de crise que connaît l'Allemagne comme tous les autres pays européens et du nombre considérable de chômeurs, elle montre bien que tout se joue alors dans une alliance de fait entre le parti nazi et le parti communiste, qui parvient d'ailleurs a marqué des points lors des élections. Elle ne comprend pas une chose essentielle : c'est que la droit traditionnelle appuie en sous-main les menées d'Adolf Hitler malgré sa répugnance pour les idées véhiculées par ce dernier. Elle est cependant capable de réviser son jugement. Elle comprend que ce qu'elle appelle les « hobereaux » (la classe dirigeante) songe à se servir des nazis pour museler le mouvement ouvrier. Elle fait aussi une excellente analyse du réformisme en Allemagne et aussi un très pertinent examen de la stratégie du parti communiste, qui est vouée à l'échec malgré le nombre impressionnant de voix qu'il a engrangées aux dernières élections, sans doute à cause de son refus obstiné à s'allier à la social-démocratie. Elle affine son jugement et, assez rapidement, entrevoit le cours des événements. Enfin, quand à la perspective d'une émancipation du prolétariat, elle se montre dubitative. Et elle montre que le mode d'analyse marxiste n'a pas prévu une situation comme celle de la Russie ; il n'est pas mieux fait pour comprendre la « révolution » hitlérienne. Simone Weil conclue cette série d'articles par une note d'espoir. Mais son espoir semble assez fragile étant donné l'analyse qu'elle a donnée aux lecteurs de Révolution prolétarienne, de L'Ecole émancipée ou de Libres propos. Une dernière chose, plutôt troublante : pas un mot sur l'antisémitisme.
Les 2 de R'Appel de Magda & 3 Fables, Julien Blaine, DVD, Les Films de l'aire, Théâtre de Privas, Ecole des Beaux-arts de Valence.
Julien Blaine, c'était promis juré (si je mens je vais en enfer), en avait terminé avec la performance. Il avait imaginé tout un livre pour s'en vanter (mais pas pour s'en expliquer !) Mais en réalité, comme le prouvent ces petits films, il ne semble pas en démordre. Les « Six reines entre 2 sirènes » est un petit chef d'oeuvre d'humour où le grotesque se mêle à la franche galéjades avec l'auteur orné d'un étrange chapeau, aussi étranges que celui de ses sirènes vêtues de rouge. Et l'arrestation (la seconde sirène) semble tout à fait authentique !
Et personne ne peux résister à l'une de ses fables dont il a le secret, « Autoportrait : Faire l'âne et Faire le zèbre » où l'image et le travestissement confirment que l'artiste-poète un drôle de zèbre et qu'il aime bien faire l'âne pour le bien de sa cause (pas l'âne de la crèche, cela va de soi ! mais l'âne du bonnet). Ces histoires sans queue et sans tête sont un délice de dérision. C'est super Dada et hyperboliquement constitué au énième degré de la parodie et de l'autodénigrement. Blaise rue dans les brancards. Il fait tout cela sérieux comme un pape qui aurait perdu sa mule. Il faut reconnaître qu'il n'a pas peur du ridicule et qu'il assassine en public le poète qui est en lui et qui est vraiment quelqu'un de peu commun.
Invece, n°2, revue dirigée par Julien Blaine, 176 p.
Julien Blaine, c'est de notoriété publique, a dirigé pendant de longues années la revue Do(c)ks, qui était volumineuse et pondéreuse. Une vraie mine, une caverne d'Ali Baba. Il a choisi de faire paraître tous les ans une nouvelle revue baptisée Invece (ce qui signifie au contraire en italien), qui est d'un format modeste et donc beaucoup moins pesante ! Mais elle n'en est pas moins riche. La règle du jeu qu'il a imaginé est simple : chaque auteur se voit attribuer deux pages. Il peut les remplir comme bon lui semble avec un texte, un texte et une « image », ou la concevoir entièrement comme une oeuvre visuelle (et quand je dis oeuvre, c'est un mot souvent mal adapté à la proposition de certains des participants). La variété infinie des interventions donne la mesure de ce qui se joue dans la sphère de la poésie et de l'art de nos jours : un immense chantier où ne semble émerger aucune ligne force. Nous sommes entrés dans la période du tout azimut, de tout est permis dans le petit monde de la création. Blaine, qui fait preuve une vision particulièrement aiguë des phénomènes esthétiques et littéraires, nous met ainsi en face d'une réalité dont nous ne prenons pas toujours l'exacte mesure. Et il le fait en invitant aussi bien des personnages connus que de personnes dont nous ne savons rien. C'est fascinant car aucune époque n'a produit un tel charivari ! On est bien loin de la querelle des anciens et des modernes et de tous les débats qui ont animés les esprits éclairés depuis des siècles. Nous sommes dans le « tout est permis ». En tant que responsable de la revue, il ne porte pas de jugement. Il ne prête attention qu'à la valeur des intervenants. Cette revue peut être regardée comme un baromètre de ce qui se passe dans notre pays et qui paraît être saisi par une sorte d'agitation dans les arts et les lettres qui ne trouve plus ses repères. Mais il y a des perles à trouver dans ce grand charivari !
Le Voleurs de livres, Alessandro Tota & Pierre Van Hove, Futuropolis, 178 p., 24 euro
Je ne fais pas partie de ceux qui éprouvent une passion immodérée pour la bande dessinée. Mais celle-ci a une saveur toute à elle avec son dessin un peu suranné et son histoire qui se déroule à Paris à l'époque de l'existentialisme. Le héros s'appelle Daniel Bredin. Il est venu à Paris pour faire des études de droit. Il en vient à fréquenter le café Serbier et puis le café Sully, deux hauts de la jeunesse qui entend traduire dans les actes une philosophie, qui, pour les uns, est nihilistes, et, pour les autres, anarchiste. Enfin, chacun s'invente sa manière de remettre en question le tout et le rien. Et là Daniel Bredin est pris au piège, car on lui demande de lire un de ses poèmes. Il lit alors une traduction qu'il avait faite de l'italien. Tout le monde d'applaudit, sauf un personnage qui sait très bien d'où provient ce texte. On lui demande de publier dans Les Temps modernes. Il est entrainer dans un maelström où l'alcool et la drogue ont leur rôle. Il fréquente des milieux interlopes. Et malgré cette vie dissolue, il parvient à séduire Colette et il vit avec elle. Le temps passe. Plusieurs de ses amis ont fait leur chemin. Pas lui. Il n'a strictement rien fait. Lui qui s'est fait une réputation en tant que voleur de livres, il vit désormais en acquérant des livres rares et anciens pour un antiquaire. C'est alors que son ami Jean-Michel, la coqueluche de l'intelligentsia de la Rive Gauche, lui propose de faire un casse avec lui. Les choses se déroulent à peu près comme pré »vus (avec des incidents gênants malgré tout) et les voilà tous les deux, la voiture en panne, en pleine campagne... C'est drôle, décoiffant, décalé et d'une extrême ironie. Cela se lit (et se regarde) avec délectation. Le pauvre Daniel Bredin et ses camarades déjantés sont plutôt pathétiques et pourtant attachants. C'est le Paris imaginaire de l'après-guerre qui est mis en scène d'une manière assez iconoclaste, parodique à souhait et néanmoins touchante.
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