En dehors du dessin d'observation, d'étude où la reproduction minutieuse de l'objet guide la main, que ce soit par la ligne (« ligne active prenant librement ses ébats. Promenade pour la promenade, sans but particulier » : note Paul Klee dans ses « Esquisses pédagogiques »), les hachures variées, ou les taches et leurs prolongements induits par une interprétation, le dessin reste souvent un art de la découverte qui ravit tous ceux qui s'y adonnent... Du graphisme automatique échappant du stylo, tandis qu'une communication au téléphone se prolonge, à ces grattements nerveux et vifs sur une feuille, comme si le dessinateur voulait, « sur le vide papier que la blancheur défend » (Mallarmé), faire surgir des formes ou figures qui le hantent, l'art du dessin s'identifie à cette Poétique de la rêverie (Bachelard) où « Animus » et « Anima » jouent ensemble à révéler les thèmes préconscients du créateur, actif et passif en même temps. Et, si l'on admire la justesse du trait représentatif dans cette belle exposition des dessins italiens (1430-1600) du Städel Museum de Francfort à la Fondation Custodia, d'autres délectations graphiques nous attendent en un lieu différent...
Les deux artistes connurent un enfermement (l'un à l'asile du Jura à Ballaigues, l'autre par son exil à Jersey), furent des visionnaires (l'un par des textes et dessins, l'autre par toutes les ouvertures de son oeuvre monumentale), se mirent au dessin alors que ce n'était pas leur activité première (l'un était violoniste, architecte, l'autre un poète, un écrivain, un dramaturge). En plus, dans leurs oeuvres, on trouve des thèmes identiques : des figures mythologiques, des burgs, des châteaux réels ou imaginaires, des paysages, des motifs abstraits, des figures féminines. On repère également des techniques communes : l'encre et la plume, les doigts maculés... Toutes ces conjonctions peuvent donner l'envie d'une exposition qui rassemble et compare. Et, jusqu'au 30 août, à la Maison de Victor Hugo, on peut admirer un bel entrelacement d'oeuvres: Louis Soutter - Victor Hugo : dessins parallèles. Quand le second disparaissait en 1885 à 83 ans, le premier n'avait que 14 ans, presque un siècle les sépare. Mais Victor Hugo dessinateur fut en avance sur son temps, et Louis Soutter tourna le dos aux expériences « modernistes » du sien. Ces décalages contribuent à les rapprocher.
Louis Soutter et Victor Hugo se montrent tout à fait capables de maîtriser le dessin d'étude, précis et rigoureux (par exemple cette Cour du Château de Vufflens que réalise Soutter, ou bien ces études de crânes qu'Hugo aisément crayonne), mais cette démarche objective ne les intéresse pas, ou fort peu... L'émergence progressive ou la soudaine apparition du sujet les fascinent. Chez l'un, c'est d'un gribouillis serré, nerveux de hachures que monte la forme, et chez l'autre la figure, la chose, la créature jaillissent d'une obscurité profuse, d'une fertile tache. En 1864, Hugo écrivait : « Nous n'avons que le choix du noir ». Une tache sombre : la nuit, l'inconscient, le possible redouté... On se souvient de la remarquable exposition organisée il y a trois ans par Annie Lebrun en ce même lieu : Les arcs-en-ciel du noir. Victor Hugo, visionnaire de la tache et... artiste initiateur du test de Rorschach ! Quant à Louis Soutter, dans la quarantaine de cahiers d'écoliers, emplis fébrilement et totalement, le tressage et les torsions font penser aux productions de l'Art brut. Dubuffet l'y avait intégré puis retiré, car Soutter a reçu un apprentissage artistique long, varié.
Après la période des « cahiers » de 1923 à 1930, « maniériste » de 1930 à 1937, Louis Soutter en vient à une période de « peinture au doigt » jusqu'à sa mort en 1942. Il abandonne les hachures pour ce qui ressemble à des taches... Extraits de Louis Soutter par Hermann Hesse : « Je peins des femmes, je peins le Christ, / Adam et Eve, Golgotha, / Ce n'est ni beau ni correct, c'est exact / Je peins avec de l'encre et du sang, je peins vrai. La vérité est terrifiante ». Cet homme qui fut un dandy suisse cultivé, marié à une Américaine et directeur pendant quelques années du département d'art et de design au Colorado College à Colorado Springs, puis un brillant violoniste en Suisse romande, souffrit ensuite d'une affreuse solitude dans un asile misérable, au milieu de vieillards à moitié gâteux ou cinglés. Mais là aussi commença cette extraordinaire production graphique. Pour lui, un exutoire, une compensation, une échappée... Il faillit mourir totalement inconnu, s'il n'y avait eu l'intervention de son cousin Le Corbusier, de Dubuffet, les écrits de Thévoz, etc. Tout à l'opposé, Victor Hugo eut toutes les célébrités, tous les honneurs, le destin éblouissant du Génie reconnu, adulé de son vivant. Mais, de l'éclat de la gloire, il s'échappait par les ombres de ses dessins visionnaires, les tréfonds hallucinés de ses taches.
Deux hommes, que rien ne permet de croiser, font ainsi des « dessins parallèles ». Dessiner : tracer une ligne de fuite pour échapper au piège du malheur, au piège de la gloire.
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