« Il n'y a pas de limite claire entre la tentative de formuler des concepts (...) et la recherche de formes à travers un film », dit Tariq Teguia, cinéaste algérien, dans un entretien avec Sylvie Pras. Une phrase qui semble évoquer l'appréhension deleuzienne du cinéma... Deleuzienne également cette tentative d'élaborer des « fictions cartographiques » (sic), les personnages étant déterminés par leur trajectoire bien plus que par leur intériorité. Nomadisme foncier de Tariq Teguia... Deleuzienne enfin cette façon d'appréhender le désir sur un « plan de consistance » fait de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur. Est-ce parce que Tariq Teguia (cursus de philosophie et d'arts plastiques) pense à travers l'image, que Jacques Rancière et Alain Badiou, philosophes, discutèrent avec lui les 8 et 14 mars au Centre Pompidou, qui lui a consacré neuf jours de rencontres et de projections ?
Le dernier film de Tariq Teguia, Révolution Zendj, accompagne les pérégrinations d'Ibn Battutâ (double du cinéaste avec son éternelle casquette ?), un reporter algérien qui veut « faire un sujet » sur les traces des Zendj, ces esclaves noirs, terriblement opprimés, qui se révoltèrent contre le Califat abbasside au IXe siècle, sous la conduite d'Alî ibn Muhammad, surnommé « Sahib al-Zandj » (le maître des esclaves). Une espèce de révolte spartakiste qui commença par des succès (prise de Bassorah et fondation d'un État embryonnaire avec sa monnaie et ses tribunaux) et se termina par une défaite sanglante en 883... La recherche du journaliste le conduit en Irak bien sûr, mais aussi au Liban. Le film nous entraîne également en Grèce (révoltes estudiantines) et même à New York. Film de l'ère mondialisée, film qui, tourné en 2010, anticipe par ses thèmes sociaux ce qu'on a appelé le « printemps arabe »...
Qu'il use de plans rapprochés ou de gros plans, qu'il tende à immobiliser une image mouvante, Tariq Teguia révèle sans cesse le talentueux photographe qu'il est resté, très marqué par Robert Franck. Photographe pigiste pour le quotidien Alger républicain dès 1991, ayant travaillé de 1993 à 1995 comme assistant du photographe Krzysztof Pruszkowski et réalisé nombre de travaux photographiques lui-même, il nous offre dans Révolution Zendj un magnifique florilège de plans fixes et somptueux, surtout vers la fin du film. Certaines séquences ne sont d'ailleurs constituées que d'une éblouissante série de photos... Complaisante esthétisation de l'Histoire ? Ou tension plutôt entre la « pensée de midi » méditerranéenne (Camus), qui intègre hédoniquement la contemplation, et cette agitation sourde, prête à exploser, de la société algérienne étouffant sous son immobilisme mortifère ?
Lors d'une séquence de Révolution Zendj, la jeune Palestinienne Nahla, une amie d'Ibn Battutâ, extrait un livre de la bibliothèque du journaliste et, à haute voix, lit un texte sur la philosophie anarchiste. Ibn Battutâ la rejoint pour une tendre lecture à deux... Par ailleurs, il est souvent fait, dans le film, référence au poète américain Walt Whitman, dont on connaît l'anarchisme lyrique et individualiste. Dans le précédent film de Teguia, Inland (2008), il était remarquablement montré comment une chape bureaucratique mortifère écrase la société algérienne, tout particulièrement dans sa province... Entre un pouvoir autoritaire, militarisé, en partie corrompu, et la désespérante alternative de forces islamistes réactionnaires et tyranniques, comment un intellectuel algérien, créatif et progressiste, ne serait-il pas tenté d'abord par une doctrine anarchiste, avant même de concevoir d'autres perspectives ?
Parlant de son personnage, Tariq Teguia précise : « Ibn Battutâ, en cartographe inavoué, veut dresser la carte des bouleversements en cours. Il veut mesurer, par l'expérience du voyage et de la perte qu'il induit, l'étendue de la catastrophe en même temps qu'il veut savoir si ce nom, Zendj, a encore un sens, des visages ». Le néolibéralisme triomphe sur la planète dans sa version hégémonique mondialisée, et ses promoteurs conquistadores sont convaincus (comme l'un d'entre eux l'affirme dans Révolution Zendj) qu'ils sont, eux, les vrais révolutionnaires... Film politique à l'évidence (Teguia s'interroge : « Si l'on parle d'une mondialisation du marché, y a-t-il une globalisation possible des luttes qui tentent, séparément, de lui faire face ?) mais pas seulement : par la qualité plastique de son image, le choix des musiques et le montage inventif, le film suggère une échappée possible par l'art.
Cette échappée possible hors d'un étouffement national et d'un système économique planétarisé se fraie un chemin - via les superbes photographies de visages, de paysages ou de villes - vers une sorte de méditation. Qu'est-ce qui peut poindre dans le monde ? Notons ce beau dialogue : Nahla dit « Qu'est-ce que tu photographies, il n'y a rien ? » et Ibn Battutâ lui répond « Justement, j'essaie de voir comment cela devient »... Qu'est-ce qui émerge en nous-mêmes ? Dans Révolution Zendj, photographier témoigne d'une adhésion confiante à l'Être en devenir. Si injuste, violent, dévastateur que soit le monde actuel, il offre toujours à l'artiste des émerveillements qui peuvent être saisis, exaltés. Si pressée, inquiète, contradictoire que soit notre pensée, il existe un espace intérieur qui surpasse et englobe cette folie... Alors la pensée, le cinéma et la photographie contribuent à projeter le spectateur dans cet espace.
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