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[verso-hebdo]
16-04-2015
La lettre hebdomadaire
de Jean-Luc Chalumeau
Pitié pour Nicolas Poussin !
L'exposition du Louvre Poussin et Dieu est de premier ordre (Hall Napoléon, jusqu'au 29 juin). Pour le 350e anniversaire de la mort du « plus grand peintre français tout court » (« selon certains » d'après le dossier de presse), les commissaires Nicolas Milovanovic et Mickaël Szanto ont choisi de s'intéresser aux tableaux sacrés de Poussin (la moitié de sa production). Soixante trois peintures et trente quatre dessins sont ici, venus non seulement du Louvre, mais du monde entier, comme l'admirable et mystérieuse Sainte famille à l'escalier de Cleveland ou l'extraordinaire Annonciation de la National Gallery de Londres qui valent à elles seules la visite. Sagement, les commissaires ne prennent pas parti dans le vieux débat entre ceux, comme l'éminent Jacques Thuillier, qui ont émis des doutes à propos de la ferveur catholique de Poussin, et ceux qui voient dans son oeuvre essentiellement une pieuse lecture de l'Evangile. Ils ont eu raison de vouloir seulement rétablir l'équilibre entre sujets profanes et sacrés et de faire admirer la puissance imaginative d'un artiste d'exception, « capable, au nom de la liberté poétique, de mêler le profane et le sacré pour mieux méditer les mystères de la religion ». On ne peut qu'approuver un tel projet, et l'on ne peut, dès lors, que s'étonner de voir, accrochée au milieu de l'exposition, la Belle Jardinière de Raphaël, la célèbre Madone qui a si peu à voir avec Nicolas Poussin. Expliquons- nous.

Concernant l'art de Poussin, des lieux communs erronés sont indéfiniment répétés, depuis au moins un siècle. A cet égard, les rédactrices de l'Encyclopédie italienne de l'art Garzanti se sont surpassées. Ennica Gagliardi Piscicelli et Antonella Tarpino écrivent en effet avec l'autorité des personnes bardées de certitudes : « La poésie lyrique des couleurs de Titien et l'idéal classique de Raphaël sont les deux pôles entre lesquels grandit l'invention poussinienne. » Pour ce qui concerne Titien, qui bouleversa en effet le jeune Poussin à Venise, nous sommes d'accord, comme le grand Elie Faure qui imaginait ce dernier voyant s'accomplir dans les bois « où l'ombre est brûlante, les noces orgiastiques de Titien et de l'univers. » Mais pour Raphaël, nous ne suivons plus du tout : ces dames ont-elles lu Pierre Francastel et surtout, ont-elles bien regardé les tableaux de Poussin ? Or ce sont les mêmes questions que l'on se pose en lisant, sous la plume de Mickaël Szanto à propos de l'Ordre du Kimbell Art Museum de Fort Worth, Texas, que « Poussin s'inspire de la très célèbre tenture des Actes des Apôtres de Raphaël. » Regardons l'oeuvre de Raphaël : nous y voyons en effet à gauche le Christ donnant les clefs du Paradis à Saint Pierre suivi, à droite, par les apôtres sagement alignés. C'est bien ce dispositif que reprend Poussin, mais il y a une différence capitale. Chez Raphaël, dans le lointain au-dessus des figures, occupant un petit dixième de la surface de la composition, on voit un paysage de convention sans importance. Chez Poussin au contraire, un somptueux sous-bois occupe au moins la moitié de la toile où s'intègrent parfaitement les figures. Et cela change absolument tout.

La figure constitue l'élément principal de toute représentation pour Raphaël. Pour Poussin, au contraire, l'homme possède le pouvoir d'appréhender spontanément la nature autour de lui. Sa facture n'a rien à voir avec les « cartons de tapisserie » de Raphaël, comme dit Francastel. La peinture de Poussin ne constitue pas la version imagée d'un système de l'univers antérieurement élaboré, comme chez Raphaël. Le point culminant de son art, c'est la pratique d'une technique au sein de laquelle c'est la touche colorée elle-même qui engendre la forme, alors que chez les disciples de Raphaël de son temps, c'est encore le système dessiné rempli par la couleur (« au centre de la virtuosité pourrie des italiens », il garde son calme, notait Elie Faure). L'Ordre selon Poussin est bien aux antipodes de la tapisserie conçue par Raphaël. Alors, décidément, pourquoi la Belle Jardinière au milieu de l'exposition ? Uniquement parce que Paul Fréart de Chantelou la fit copier en 1641 au palais du Louvre (sous l'autorité obligée de Poussin alors très provisoirement premier peintre du roi) et qu'il en fit cadeau à Cassiano Dal Pozzo, le défenseur romain de Poussin qui crut devoir l'exposer chez lui à côté de ses tableaux du maître normand ! Voici donc encore une fois accréditée la thèse des dames de l'encyclopédie Garzenti. Pitié pour Nicolas Poussin qui voulut toujours être lui-même, non le « Raphaël de la France » !

www.louvre.fr
J.-L. C.
verso.sarl@wanadoo.fr
16-04-2015
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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