L'auteur britannique Alan Bennett a dû déceler dans le monologue du commérage matière à captivante théâtralité, car sa fameuse série des Talking Heads, écrite pour la BBC, a rencontré tellement de succès qu'une seconde série, Talking Heads II, a surgi pour la plus grande joie malicieuse des (télé)spectateurs. Dans les racontars, on le sait, il faut retenir l'attention de l'auditeur par de multiples détails excitant le commun voyeurisme. On glisse quelques remarques perfides çà et là, et parfois une pincée de salace ou d'horreur vient relever finement ce brouet de sorcière... La mise en scène de Claude Bonin s'est attachée, à partir des deux monologues retenus (Femme avec pédicure et Nuit dans les jardins d'Espagne), de rendre fidèlement l'esprit à la fois excentrique (un élément du décor : une gigantesque chaussure à talon) et caustique du théâtre d'Alan Bennett. Partant du quotidien le plus banal, de personnages typiques dans la province anglaise, le sociologue Bennett redevient peu à peu le scénariste inspiré, prolixe qui a servi abondamment la télévision et le cinéma. Et, comme il a aussi été comédien, Alan Bennett adapte spontanément ces monologues scénarisés à un jeu d'acteurs réjouissant... Ce qui passe, dans Talking Heads II, c'est à la fois la monstruosité du banal et la banalité du monstrueux : par exemple, l'un des personnages raconte comment, peu à peu, naît une amitié avec une voisine qui vient... d'assassiner son mari ! L'autre personnage (les deux protagonistes sont des femmes, Bennett trouvant dans le bavardage féminin une liberté digressive qui l'inspire) transforme ses nombreuses séances de soins chez son pédicure/podologue en... fêtes érotiques. Parce qu'il décrit finement, et parfois cruellement, la médiocrité de ses semblables, leur aliénation commune, Alan Bennett est caustique. Mais parce qu'également il décape cette couche de médiocrité pour révéler, dessous, folies ou perversions, Alan Bennett est doublement caustique...
Il arrive qu'une chose ordinaire scrutée au microscope montre des aspects inquiétants. Talking Heads II (qui joue tout le mois d'avril au Théâtre de l'Épée de Bois), élégamment mis en scène par Claude Bonin, fait qu'à la fois on s'alarme et se réjouit de ce constat : oui, le familier peut vite basculer dans l'étrange. Et voici qu'un malin commérage est venu déranger l'image quiète que nous avions de notre voisinage...
Si nos pulsions orales, soudain, faisaient irruption sur une scène de théâtre, elles pourraient avoir, comme dans Schitz, la grotesque apparence de cette famille d'obèses boulimiques, dont le père, Schitz, ne pense qu'à bouffer du saucisson, dont la fille, Shpratzi, chante sa passion pour les frites (« Ah si seulement je pouvais, je me marierais avec un cornet de frites ! »), et dont la mère, Tsécha, semble vouloir réabsorber sa fille... Cette insatiable gloutonnerie, bien loin d'être la métaphore de l'appétit livresque rabelaisien, se joint à la cupidité de l'un (l'arriviste Tcharkès ne veut épouser Shpratzi que pour rafler la fortune du père, l'Entreprise de transports Shufeldozer), à la violence (l'épouse se moque de l'agonie de son mari) ou à la lubricité (la fille se rue avidement sur Tcharkès) des autres, pour conduire une sarabande à la fois burlesque et barbare sur les ruines de la civilisation... Les provocations, la noirceur totale d'Hanokh Levin, dramaturge israëlien (1943-1999), réduisent en têtes dérisoires, façon Jivaros, les figures héroïques du répertoire théâtral. David Strosberg, qui a mis en scène Schitz au Théâtre de la Bastille (jusqu'au 16 avril), après l'avoir proposé au KVS de Bruxelles, tout à fait conscient de la charge outrancière portée par cette oeuvre, précise : « La question de la caricature est tellement appuyée dans l'écriture de cette pièce que mon enjeu a été précisément de ne pas l'amplifier, de rester le plus possible sincère, sobre ». Choix de mise en scène suggérant que la pièce ne s'éloigne pas tellement, si l'on veut, de la réalité ! La goinfrerie des protagonistes évoque la société de consommation, et la monomanie du gain de Tcharkès et de Schitz renvoie à l'obsession du profit et de la rentabilité maximum d'un capitalisme effréné. « Cette famille est le miroir d'une société prise dans une spirale mortifère de haine et de pouvoir, les individus y sont dépourvus de toute conscience morale. Cette société, c'est la nôtre », nous dit le metteur en scène. C'est aussi la société israélienne où la guerre n'est jamais loin (après s'être enrichi, Tcharkès trouve la mort au front) et qui, du socialisme des kibboutzim, est largement passée à l'ultralibéralisme... Du coup, le décodage freudien de la pièce (réalisme matérialiste des pulsions) s'estompe au profit d'une lecture politique, dont tout le parcours et les engagements d'Hanokh Levin, auteur controversé en Israël, confirment pleinement la validité. Théâtre caustique et politique.
Schitz comporte, certes, des passages musicaux, mais, à la manière des chansons qui scandent le théâtre brechtien, ils viennent appuyer le propos critique en lui conférant une feinte gaieté. Le genre d'éclats noirs qu'on perçoit surtout dans les rires jaunes.
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