Le titre de la remarquable exposition du Petit-Palais (jusqu'au 24 mai) est peut-être un peu racoleur, mais les « bas fonds » - tavernes louches ou recoins de ruines peuplés de mendiants - étaient bien un sujet de prédilection traité au début du XVIIe siècle par les peintres dits caravagesques dont la commissaire, Annick Lemoine, est une spécialiste reconnue (sa thèse sur Nicolas Régnier a été couronnée par l'Académie Française et elle est aujourd'hui chargée de mission pour l'histoire de l'art à l'Académie de France à Rome - Villa Médicis - où l'exposition a été présentée cet hiver avant de venir à Paris). Ce sont effectivement les thèmes traités par les artistes dans le cadre spécifique des bas fonds qui ont déterminé le choix des oeuvres. C'est ainsi que, à propos des diseuses de bonne aventure qui étaient souvent des prostituées, on trouve La Diseuse de bonne aventure de Simon Vouet (1617, Palais Barberini) et non pas celle de Nicolas Régnier qui se trouve au Louvre. En effet, ce dernier n'a pas peint, comme Vouet, une péripatétitienne s'attaquant à un homme hilare qui sait à quoi s'attendre (derrière son dos, une comparse fait le geste obscène de la fica) mais une diseuse s'apprêtant à prendre la jolie main blanche d'une jeune femme somptueusement vêtue. De Nicolas Régnier, Annick Lemoine a fait venir la Farce carnavalesque du musée de Rouen et La Farce du musée de Stockholm qui sont plus près de son sujet, mais malheureusement beaucoup moins explicites quant à la démarche de Régnier, élève de Bartolomeo Manfredi, lui-même disciple du Caravage, dont il reprend la méthode dite « méthode de Manfredi » consistant à raffiner le Caravage, notamment par le luxe et la préciosité des matières, ce qui nous aurait éloigné de l'observation des bas-fonds.
De Manfredi, précisément, la commissaire a fait venir du palais Barberini le Bacchus et un buveur (1621), clair-obscur de taverne exemplaire du goût des caravagesques. Manfredi va beaucoup plus loin que Caravage lui-même dans son mélancolique Autoportrait en Bacchus de 1594. Ici, le dieu rieur transforme du raisin en nectar versé dans la coupe que le buveur impatient dirige déjà vers ses lèvres. Le tableau illustre les cérémonies avinées de la confrérie des Bentvueghels (« baptêmes » par aspersion de vin ensuite consommé jusqu'au petit matin par des peintres venus des Pays-Bas, d'Allemagne et de France pour chercher fortune à Rome, capitale mondiale de l'art à l'époque. Les prélats de la cour papale commandaient certes de pieuses compositions pour les églises, mais c'étaient également eux qui collectionnaient les tableaux plus ou moins licencieux, fruits de la vie nocturne des artistes du nord... Dans Bacchus et un buveur, Manfredi apparaît comme un disciple talentueux de Caravage, mais en l'occurrence, il n'applique évidemment en rien sa méthode de raffinement du maître.
Ces observations ne doivent pas nous éloigner du fait que l'exposition nous ménage d'autres intéressantes rencontres, comme le très curieux Paysage de ruines avec une scène pastorale de Cornelis van Poelenburgh (1621, Palais Chigi). Des chèvres, et au loin des bovins, paissent parmi les ruines romaines dans la douce lumière du soir. Ce ne sont pas exactement des bas-fonds, mais en cherchant bien, vous discernerez, vu de dos et quasiment fondu dans la nature, un homme en train d'uriner aux pieds d'une monumentale statue de vestale ! Beaucoup plus près du thème illustré par l'exposition apparaît un incomparable chef-d'oeuvre prêté par le Louvre : le Concert au bas-relief de Valentin de Boulogne (1620-1625). Valentin est certainement un héritier de Caravage à travers Manfredi, mais il introduit dans son tableau une dimension particulière. Il y a bien deux hommes buvant parmi les sept figures représentées, mais nous sommes très loin des scènes de beuveries de Roeland van Laer ou Domenicus van Wijnen : c'est de tristesse qu'il est question, et même d'angoisse traduite par le beau visage déformé par l'inquiétude de la jeune chanteuse s'accompagnant à la guitare. Dans cette sombre taverne magnifiquement peinte en clair-obscur, Valentin de Boulogne a exactement réalisé ce que le poète Yves Bonnefoy y a vu : « une tristesse, une gravité, un silence, une torpeur : et voici que la fille, le musicien, le soldat ne sont plus les figures indifférentes de la commune scène de genre, ni surtout les moments d'une satire sociale, mais les fantômes presque effrayants qu'un homme évidemment seul a évoqués et médite, sous le signe de son destin ».
www.petitpalais.paris.fr
|