Les expositions d'art moderne ou contemporain dans les grands châteaux de France m'ont souvent laissé un peu perplexe : que venaient faire, il y a deux ans, les tableaux de Rebeyrolle à Chambord ? Ceux de Zao Wou-Ki, quelques années plus tôt, n'apparaissaient-ils pas de leur côté comme les otages de Chenonceau, offrant un supplément à des visiteurs surtout avides de souvenirs de Diane de Poitiers ? Je viens de découvrir, à Hautefort en Périgord, la véritable solution : l'implication d'un artiste vivant souhaitant, par des oeuvres spécialement élaborées, provoquer une expérience sensible intimement liée au lieu d'accueil. Encore faut-il que les propriétaires du château comprennent l'intérêt d'une telle démarche. Mieux : qu'ils en prennent l'initiative. C'est ce qui se passe en ce moment à Hautefort, grâce à l'intelligence d'Hélène et Michel David-Weil, célèbres collectionneurs et mécènes, qui ont invité Rouan pour une période de trois ans. Nous en sommes à la fin de la deuxième année, et la réussite est complète.
Dès l'escalier d'honneur, la présence de La Chambre de Primaticcio, tableau prévu pour l'exposition Primatice du Louvre il y a dix ans, qui était accompagnée de peintures et d'une vidéo par Rouan, donne le ton : il y aura ici des tableaux, mais aussi de la photographie et de la vidéo pour composer un évènement original. « Il ne s'agit ni d'une exposition, ni d'une carte blanche laissée à François Rouan, mais d'un dialogue entre l'artiste et le château, commandé par un mécène » précise l'architecte des monuments historiques en charge de Hautefort, Jacques Moulin. En l'occurrence, le mécène souhaitait « apporter un peu de sensualité à l'austérité majestueuse de cette demeure ». Rouan ne pouvait que combler ce voeu, lui qui avait imaginé pour le Louvre une vidéo réinventant la « Chambre des bains » de François 1er à Fontainebleau, disparue depuis le premier Empire, grâce au film d'un modèle nu nageant dans une piscine recevant par superposition des dessins inspirés de Primatice. Mais il n'y a pas que des allusions au corps féminin : si, dans les pièces souterraines du bûcher et du four banal (fréquentées jadis par les femmes du village qui venaient y cuire le pain et dont on entend les chuchotements), on trouve de grands tirages photographiques dans lesquels les pierres du château se fondent avec les épidermes de jeunes corps nus, il y a aussi et surtout un premier vitrail à l'entrée de la chapelle, d'un rouge éclatant, et les grands tableaux de la série des Chambres dans l'immense salle des gardes.
Dans cette série, Rouan a conçu les tableaux comme des fragments de décors imaginaires venus des chambres des divers personnages qui vécurent à Hautefort au fil des siècles (Marie de Hautefort, fille d'honneur de Marie de Médicis, Jacques-François de Hautefort l'embellisseur de la forteresse médiévale, ou la baronne de Bastard la reconstructrice au XXe siècle...). On connaît la technique très personnelle de François Rouan : il couvre d'abord une longue toile de divers motifs (en particulier des corps féminins) avant de la découper en bandelettes. Dans un deuxième temps il tresse les bandelettes de manière à constituer un nouveau support. Enfin, il peint de nouveaux motifs à la cire d'abeille, soulignant ou effaçant les premiers motifs, superposant de multiples traces au cours d'une longue élaboration. Ce temps long de la création est essentiel : « La peinture n'a de valeur aujourd'hui que si elle donne à toucher, dans l'expérience sensible, quelque chose qui a à voir avec l'épaisseur du temps traversé. Le peintre est confronté à l'étrangeté d'un moment travaillé tout autant par ce qui vient de très loin dans le temps que par son désir de construire un tableau inouï dans le présent. La peinture ne se fait jamais sur une toile blanche mais dans un dialogue inévitable avec toutes les oeuvres qui nous ont précédés. » Vous avez jusqu'au 14 novembre (fin de la deuxième phase) pour vous rendre au château de Hautefort et y admirer les oeuvres superbes d'un Rouan occupant les lieux en majesté.
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