Djoka Ivackovic fut l'un de ces artistes yougoslaves, avec en particulier Vladimir Velickovic, que Paris découvrit et adopta en 1965 à la Biennale Internationale des jeunes artistes. Il partagea désormais sa vie de peintre entre Belgrade et la capitale française où il exposa régulièrement pendant plus de trente ans, notamment galeries Pascal Gabert, Nane Stern et studio Kostel. Ivackovic est mort en 2012, et voici que, fort heureusement, la galerie serbe Rima lui fait l'hommage d'une magnifique monographie après avoir organisé une exposition rétrospective au musée Zepter de Belgrade, en attendant en décembre prochain le musée d'art contemporain de Novi-Sad (Voïvodine). Qui était Ivackovic ? Marcelin Pleynet et Michel Ragon ont voulu en faire un abstrait lyrique, mais aujourd'hui Jesa Denegri analyse plutôt son oeuvre en tant que partie prenante à l'abstraction analytique. À vrai dire, peu importe ces questions d'étiquetage : Djoka les dépassait avec aisance en pratiquant sans jamais faiblir une abstraction pure : aucun signe déchiffrable n'y transparaissait, pas un chiffre, pas un fragment de lettre ne venaient y distraire le regard.
S'il est vrai, comme l'observait Robert Motherwell dans un texte de 1951 (What Abstract Art Means to Me) que l'art abstrait se dépouille de tout pour se donner une plus grande intensité à lui-même, à ses rythmes, à ses intervalles d'espace et à ses structures de couleurs, s'il est vrai que l'abstraction est un processus de sélection, alors Ivackovic fut réellement et pleinement un pur peintre abstrait. Aucune de ses oeuvres n'échappe en effet à trois caractères essentiels. Tout d'abord le format carré qui impose une absolue neutralité (déjà, la simple verticalité ou horizontalité orientent un type de comportement pictural particulier auquel Ivackovic entendait échapper). Ensuite, le fond blanc apparent (le peintre évitait le pré-conditionnement créé par une couleur préalablement posée). Enfin, la spontanéité de l'exécution (Ivackovic réalisait chaque tableau en une seule séance et n'y revenait jamais. L'oeuvre était ainsi le reflet d'une situation vécue unique : elle intégrait le temps de son exécution). Purement abstrait, Ivackovic n'écartait pas pour autant la notion de sujet, ou de signification. Cette peinture était née d'une émotion, et n'avait de sens que dans la mesure où elle touchait le spectateur. Ce n'est pas par hasard si le nom de Motherwell est venu sous ma plume, lui qui ouvrait à la fin des années 40 une école d'art à New York, nommée The Subjects of the Artist et qui, contre le formalisme alors ambiant, voulait fonder un enseignement centré sur le sentiment comme sujet de l'artiste.
On ne cherchera pas à analyser le sentiment chez Ivackovic. Mais qui pourrait nier sa forte présence dans le jeu à la fois furieusement libre et clairement ordonné de chacune des toiles considérées comme « réussie » par l'artiste ? ( On peut perdre à ce jeu, et Ivackovic sacrifiait les oeuvres qui ne correspondaient pas à sa double exigence d'ordre et de spontanéité dans le champ combinatoire de la peinture). Ivackovic, solitaire dans son combat avec la toile, solitaire aussi parmi les peintres de sa famille qui flirtaient de plus en plus ostensiblement avec la figure, affirmait avec une splendide énergie la modernité de l'abstraction au sens romantique du mot. La peinture d'Ivackovic était rebelle aux conditions de la vie dans la société de son temps, elle était individualiste, sensible, irritable peut-être. Elle témoignait avec autorité de l'humanité de l'artiste dans un mode de simulacres, et elle questionnait le spectateur, invité à puiser dans sa propre humanité pour nourrir le dialogue. « Un tableau qui ne produit aucun contact humain n'est rien » disait encore Motherwell. Nous reconnaissons encore aujourd'hui l'importance historique de Djoka Ivackovic à la qualité du contact humain que toute toile de lui déclenche en nous.
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