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[verso-hebdo]
30-10-2014
La chronique
de Pierre Corcos
Les limites du jeu
Le public est gentil. Finis les sifflets, les projections de tomates, les insolents quolibets au théâtre, comme jadis. Aimable, bien éduqué, le public moderne applaudit, plus ou moins fort ou longtemps, certes, mais toujours... Son efficace et terrible sanction restera le fameux bouche-à-oreille, qui peut mettre fin à la continuation d'un spectacle. Et bien plus tôt que prévu.
Alors l'assentiment du public reste un enjeu. Et, en-dehors même de la valeur d'une pièce, certaines formes de communication directe, avec ce cher public, offrent une marge de manoeuvre au metteur en scène, aux comédiens. Par exemple la sollicitation, au demeurant sympathique, d'une complicité. Encore faut-il ne pas en abuser... Si l'on est charmé par l'accueil simple, chaleureux, personnalisé qu'une grande figure du théâtre comme Ariane Mnouchkine réserve, dès l'entrée, aux spectateurs (elle peut même aider au service, lors du dîner avant le spectacle), ou si l'on accepte d'être interpellé, voire malmené verbalement par tel ou tel humoriste célèbre dans son « one man show », si l'on se prête enfin de bonne grâce à certaines variations dans la scénographie déplaçant le public, dérangeant son confort, c'est que la qualité du spectacle suit, et amplifie en communion cette première complicité.

Chorégraphe, metteur en scène, guitariste, chanteur, éclairagiste, etc., Frédérick Gravel aime jouer plusieurs rôles. Également celui d'hôte très accueillant envers le public : la salle restant allumée, il papote à propos de tout et de rien, avant que son spectacle de danse/théâtre, Ainsi parlait... (présenté à l'excellent Théâtre de la Bastille) veuille bien commencer. Deux autres comédiennes/danseuses, se promenant dans les travées, nous gratifient d'un adorable sourire et d'un bonjour émouvant. Ensuite il nous est répété que c'est merveilleux d'être ici, que tout est formidable, etc. Oui, oui, le public acquiesce, gentil. D'autant plus qu'il est sous le charme de ce merveilleux parler québécois, qui donne l'impression de voyager, par l'accent, le langage, dans la France de l'Ancien Régime... Mais ce qui tarde à suivre, et arrive enfin - un mixte de danse peu inventive, vaguement lascive façon « seventies », et une déclamation incantatoire et partiellement inaudible - semble décousu, improvisé (Étienne Lepage, co-créateur du spectacle le reconnaît quand il avoue : « On essayait tout ce qui nous passait par la tête (mouvements, chorégraphies, choeurs, niveaux de jeu, musique, etc.), sans se juger et sans juger les propositions de l'autre... ». La référence à Nietzsche (le titre : clin d'oeil à Zarathoustra), discutable, n'offre aucune ligne à une prestation qui semble négligée. Du coup, la sollicitation initiale de la sympathie, ou complicité, des spectateurs pourra être ressentie comme une facilité, même une stratégie dont on a un peu abusé. Les médiocres applaudissements du public, à la fin, confirment que le courant n'est guère passé.

Il est vrai que le théâtre occidental demeure logocentrique, que le répertoire comique reste injustement déconsidéré par rapport au tragique, au dramatique. Olivier Benoît, directeur de la Compagnie Tabola Rassa, créateur et metteur en scène du spectacle Grand Hôtel de l'Europe (jusqu'au 28 décembre au Théâtre de Belleville) a également raison de prôner un théâtre de l'urgence, un théâtre de l'action (sic), de se référer à la Commedia dell'arte, d'encourager le comédien à développer « ses propres talents pour les distiller sous forme de « lazzi » (sorte de numéro d'acteur) au détour d'un canevas suranné »... Beaucoup de belles paroles et promesses. Bien, mais que reste-t-il - même si « l'engagement physique, le rythme et l'action sont fondamentaux »- lorsque l'intrigue est mince comme une lentille de contact, les dialogues aussi indigents que des clochards, les « coups de théâtre » plus prévisibles qu'un discours d'inauguration, et le canevas... terriblement suranné ? De rapides changements de costumes, des perruques délirantes, quelques musiques et pantomimes ne font pas un spectacle comique. Et le burlesque reste une catégorie exigeante, dont la belle récompense est le rire des spectateurs. Hélas, il n'a pas beaucoup jailli... On veut du théâtre physique, rythmé, comique ? D'accord, mais il faut un sens minimum, rien que pour le déconstruire joyeusement. L'auteur et metteur en scène se référait au cinéma ? Excellent ! Il aurait dû voir, sur un sujet très proche, l'extraordinaire The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, magistrale leçon de burlesque, de fantaisie délirante, de mise en scène rocambolesque.

On peut, on doit même parfois, créer de nouveaux rapports avec le public (Augusto Boal en a fait même l'axe principal de ses recherches théâtrales subversives). On peut, on doit même expérimenter hors d'un théâtre logocentré, didactique. On peut, on doit enrichir le genre burlesque et ses bouffonnes outrances. Mais les limites du jeu se manifestent bien vite lorsque les intentions ne sont pas à la hauteur du travail, de la créativité.
Le public est gentil, patient. Mais en son for intérieur, il n'est pas dupe.
Pierre Corcos
30-10-2014
 

Verso n°136

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