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[verso-hebdo]
13-11-2014
La chronique
de Pierre Corcos
Errance, racines
Le nomadisme, Deleuze l'a bien pensé, en montrant que ce n'est pas tant le désert qui faisait le nomade que le nomade qui, par sa ligne de fuite - une « déterritorialisation » rejetant, défaisant les frontières, les bornes, les cadastres, « fait » le désert... Et le film de Bruno Ballouard, Lili Rose, a beau avoir été tourné à Langres, on y perçoit surtout l'errance, le « road movie » qui aurait pu se déployer ailleurs. En voiture, « on the road again », les personnages (Xavier, Samir et Liza) tracent des lignes de fuite sinueuses, imprévisibles, défaisant les repères, les lieux-dits, le sens commun. Voire leur propre identité.
Promise à un métier lucratif et bientôt à un mariage, qu'est-ce qui pousse la jeune bourgeoise, Liza, à suivre ces deux marginaux qui ne vont nulle part, n'ont ni avenir ni passé, l'un (Xavier) vivant de la triche, l'autre (Samir) de boulots précaires ? Ce n'est pas l'attirance physique pour l'un ou l'autre de ces nomades contemporains - même si le film intègre, puis transcende, ce ménage à trois à la Jules et Jim -, car Liza n'en est même plus à désirer une autre « installation » amoureuse. Ce n'est guère une pause festive avant de retourner dans la condition normale des salariés, même si quelques danses, cabrioles, beuveries, grands feux de bois au bord de la mer scandent cette fugue qui se prolonge encore et encore. Baudelaire : « Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent/Pour partir... ».
Bruno Ballouard suit trois nomades qui, dans leur errance, croisent un autre curieux personnage en fuite (de sa famille comme par hasard!), vivent un présent perpétuel, et cultivent une oisiveté « pleine, entière et définitive ». Xavier s'accroche à une exigence esthétique en matière de rock, et Samir a promis de rendre visite à sa famille, mais Liza veut dénouer ces derniers liens, et entraîner plus loin ses compagnons. Toujours « elsewhere »... Dans une errance où, défaisant leur moi social, dénudés, extatiques, ils ne seront plus que pure réception de tout ce que la mer, la nature, les étoiles, les paysages (magnifiques séquences de nature, de nuit, tournées par le réalisateur) émettent comme flux, intensités. Chacun à sa façon, les deux hommes (sobrement interprétés par Bruno Clairefond, Mehdi Dehbi) reculeront devant cette aventure poétique et audacieuse que veut prolonger Liza (Salomé Stevenin incarne avec force et douceur à la fois son personnage) et qu'eux perçoivent sans doute comme une autodestruction. Déçue, Liza les abandonne, et l'aventure s'achève.
Deleuze, Kerouac continuent à inspirer des cinéastes pour qui le ruban sinueux de la route, évidemment, ne se dirige pas plus quelque part qu'il n'a de réelle fin.

Le film écrit et réalisé par Stéphane Ragot, Patria obscura, est tellement à l'opposé du précédent, signé Bruno Ballouard, qu'on éprouve la satisfaction symétrique de l'antithèse à le convoquer ici ! En effet, ce documentaire s'enfonce dans ce que l'oeuvre précédente fuyait : les racines, le territoire, l'ordre, la famille, le passé...
Le réalisateur, qui est d'abord photographe, creuse dans les strates successives de son passé, sur les traces de ses deux grands-pères militaires : Pierre le légionnaire et Paul le parachutiste. Intuitif, il pressent des secrets de famille soigneusement enfouis. Scrutant de vieilles photographies, interrogeant les uns et les autres, faisant son enquête ici d'abord, puis là (un village dans les Landes), Stéphane Ragot comprend peu à peu que son histoire individuelle est tissée d'histoires familiales, elles-mêmes intriquées dans l'Histoire nationale.
A la recherche des non-dits familiaux, le plus important ne restera point qu'il découvre finalement, dans la généalogie, une fille-mère, un enfant bâtard et un boucher alcoolique, mais bien plutôt l'histoire tragique d'une France meurtrie par deux guerres mondiales, et mal à l'aise avec ses conflits coloniaux... Cette reconstitution progressive s'effectue dans le jeu de mots du titre, référence à la « camera obscura » (la chambre noire) et aux zones d'ombre de la chère patrie. Stéphane Ragot alterne des séquences successives (autant d' « épreuves » pour lui) sur les bains révélateurs de la photographie argentique - à laquelle il veut rester fidèle - et sur les révélations biographiques embarrassantes de ces militaires de carrière...
Le creusement du cinéaste produit un récit familial et national qui interroge, bien davantage qu'il n'étaye, la fameuse question de l'identité française. Cette identité française à laquelle les partis politiques conservateurs et réactionnaires accordent d'autant plus d'importance qu'ils l'associent à des notions de repli, fermeture, xénophobie. Alors c'est quoi la France ? Être Français ?... Pas plus ces chants militaires que les symboles de la République ne satisfont le réalisateur qui, loin de récuser en anarchiste toute identité nationale, la conçoit plutôt comme un mille-feuilles complexe, évolutif. Une pile épaisse de photographies montrant d'inévitables évolutions...
Le commentaire subtil de Stéphane Ragot et les multiples ouvertures de son film rassurent : oui, vue comme ça, la France est encore un pays où les errances de Lili Rose peuvent encore se vivre !
Pierre Corcos
13-11-2014
 

Verso n°136

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