Avec son humour noir habituel, Franz Kafka commence le récit La Métamorphose par cette phrase : « Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa s'éveilla transformé dans son lit en une véritale vermine ». On comprend vite que le supposé « réveil » du malheureux n'est hélas que le début de son cauchemar !...
Comme le dit Freud, « le rêve est le gardien du sommeil » en travestissant, traduisant dans une langue qui lui est propre, un désir qui menace de réveiller le dormeur. Mais parfois, le désir, la hantise, trop pressants, s'imposent plus crûment au dormeur : il se réveille en sursaut. Et l'on passe du mauvais rêve au cauchemar, et du cauchemar à l'expulsion brutale hors de l'activité onirique...
La pièce de Denis Lachaud, mise en scène par Thomas Condemine, Hetero (au théâtre du Rond-Point jusqu'au 19 octobre), ressemble à un mauvais rêve qui frise le cauchemar. Pour s'en défendre, certains spectateurs émettent des rires nerveux et quelques autres quittent la salle, mais la majorité colle à son fauteuil, oppressée par ce monde effroyable qui transparaît derrière l'intrigue. Un monde où manque cruellement la figure de l'Autre (de l'Hetero en grec), un monde que la formule percutante de Baudrillard, « l'Enfer du Même », pourrait bien définir...
Dans la première scène un père bourgeois sermonne son fils, d'une trentaine d'années, parce qu'il est toujours célibataire. Rien que de « normal » ou en tout cas banal... Sauf que deux détails énoncés font que le spectateur se demande s'il a mal entendu, s'il a compris : d'abord le père dit qu'il en a déjà parlé à son... père (là où l'on attend « mère »), qui est bien d'accord ; ensuite il le presse de prendre non pas une épouse mais un... mari ! C'est quoi cette histoire ? Là-dessus arrive le deuxième père, plus sévère, et l'on découvre qu'il s'agit moins de mariage que d'assurer une descendance, via cet époux qui... portera l'enfant !
Une image et une référence peuvent venir à l'esprit, sans doute pour se rassurer : l'image de l'hippocampe, car c'est le mâle et non la femelle qui, chez ce poisson marin, porte les oeufs dans son ventre où ils vont se développer ; et la référence à quelque ouvrage d'Elisabeth Badinter, où l'essayiste envisage parfaitement que, dans le futur, des hommes puissent porter un enfant, être enceints. Sauf que, dans les deux cas, femelle, femme, féminin existent toujours !... Tandis qu'au fur et à mesure que se déroule la pièce suffocante de Lachaud, on se rend compte qu'il s'agit d'un univers parfaitement organisé mais totalement masculin, machiste, phallocentrique sans périphérie, où il n'y a plus de femmes !... Les garçons ont deux pères, épousent plus tard un autre homme qui sera leur pondeur, eux seront leur « capitaine » (Denis Lachaud fait référence sans doute à cette organisation sociale, qui fut longtemps masculine exclusivement : l'armée). Et tout un système social reproduit les rôles traditionnels du temps où il y avait encore des hommes et des femmes. Sauf que l'accouchement, l'élevage des garçons, la cuisine sont réservés aux mâles pondeurs...
Le spectateur se défend bien sûr contre cette infernale utopie en revenant à la stricte proposition théâtrale. Mais le brouillage des codes, habilement opéré par l'auteur - qui mixe les genres, entre un théâtre fantastique, absurde, grotesque et boulevardier, une éloquence de théâtre antique et un réalisme de théâtre bourgeois - l'empêche de se ressaisir... D'autant plus que l'intrigue monte en violence. Le « pondeur », trouvé par un sinistre entremetteur, se rebelle, ne voulant pas renoncer à sa réussite professionnelle au nom de ses charges familiales. Il sera mis à mort par son époux bafoué lors d'un étranglement long.
En fait, c'est le spectateur qui, après avoir tenté de rire, de prendre des distances analytiques, s'étrangle, comme dans un cauchemar. Et sans doute parce que le désir homosexuel, comme tout désir devenant exclusif, totalitaire, peut à l'extrême tendre vers cette élimination définitive de l'Hetero (titre de la pièce), de la figure de l'Autre. Car ces hommes auraient pu être remplacés par des femmes, et l'utopie d'un monde d'Amazones, avec ses rites impérieux et figés, éradiquant les mâles, aurait bien sûr créé le même malaise... Ne vivons-nous pas aujourd'hui dans un monde où les communautés, les tribus, se resserrent sur elles-mêmes, rejetant de plus en plus les autres, jusqu'à l'ostracisme parfois ? Narcissisme collectif où, du clanique au clonique, le désir d'éternité passe par la rétraction sur le Même. Une société où l'Homo, masculin ou féminin, veut s'imposer comme marqueur identitaire primordial... En ce sens, le metteur en scène, Thomas Condemine, a raison de rappeler que le titre de la pièce « (...) est un moyen pour Denis Lachaud d'illustrer un conditionnement culturel qui nous fait considérer l'Autre en fonction de son appartenance à tel ou tel genre ». Enfin, le biologisme fascisant, nazifiant de cette utopie machiste mise en théâtre vient concourir au malaise : on pense à l' « eugénisme » que rendent possible les progrès actuels de la biologie, de la médecine.
Toutes ces références, idéologiques ou ancrées dans notre actualité, fonctionnent comme un sous-texte donnant corps à un rêve affreux dont on a hâte de sortir. Vite sortir de cette oppression du Même, pour aspirer une bolée d'air.
L'air de l'Autre, ou l' « r » de l'Autre, sans lequel il n'est que l'aut(r)e de l'autisme.
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