J'avais été impressionné, en 2012, par la qualité de l'exposition Matisse, Paires et séries, sous la direction de Cécile Debray au Centre Pompidou. La même commissaire étant aujourd'hui responsable, dans les mêmes lieux, de l'événement de la rentrée, Marcel Duchamp la peinture même (jusqu'au 5 janvier 2015), j'y suis allé en confiance et je n'ai pas été déçu. Grâce aux prêts généreux du musée de Philadelphie, un parcours passionnant a pu être construit, depuis le « climat érotique » des débuts jusqu'au Grand Verre (celui de Stockholm, mais signé par Duchamp) en passant par « Déthéoriser le cubisme », « Pudeur mécanique » ou « Peinture de précision », parcours qui enseigne que l'adversaire sarcastique de la « peinture rétinienne » n'a jamais cessé en fait de se passionner pour la peinture, même après 1912, l'année où il avait décidé de l'abandonner « au sens professionnel » pour ce qui le concernait. C'est ainsi que l'on découvre le très cézannien Portrait du père de l'artiste de 1910 ou le très cubiste Portrait de joueurs d'échecs de 1911. Oui, Duchamp connaissait la peinture et fit par la suite, en tant que commissaire d'expositions ou conseiller de collectionneurs, les analyses les plus lucides. N'est-ce pas lui qui recommanda en 1943 à Peggy Guggenheim de prendre dans sa galerie Art of this century, deux jeunes peintres alors inconnus, Jackson Pollock et Robert Motherwell ?
Parce qu'elle est complète, l'exposition a le grand mérite de montrer implicitement que Duchamp fut à la fois un moderne et un contemporain au sens actuel, ce qu'avait bien noté Nathalie Heinich dans son dernier livre (Le Paradigme de l'art contemporain, 2014) : « Les ready-mades de Duchamp sont emblématiques de l'art contemporain, alors que son Nu descendant l'escalier appartient de plein droit à l'art moderne - les uns comme l'autre ayant pourtant été produits dans la même décennie » (p. 34). Mais il y a le fameux problème de l'urinoir baptisé Fontaine présenté par un certain Richard Mutt en 1917, dont Duchamp révéla que c'était lui-même seulement au milieu du XXe siècle, déclenchant des réactions passionnées qui perdurent aujourd'hui encore. La pissotière n'est pas là, mais nous avons la photographie historique de ce « readymade assisté » par Alfred Stieglitz en 1917. Cécile Debray n'hésite pas à reproduire le commentaire non moins historique de Duchamp, origine d'innombrables gloses : « Ma fontaine-pissotière partait de l'idée de jouer un exercice sur la question du goût : choisir l'objet qui ait le moins de chance d'être aimé. Une pissotière, il y a très peu de gens qui trouvent cela merveilleux. Car le danger, c'est la délectation artistique. Mais on peut faire avaler n'importe quoi aux gens ; c'est ce qui est arrivé. » S'il est vrai qu'une bonne part de « l'art contemporain » est faite de provocations plus ou moins débiles, se réclamant de Duchamp, qui sont fort bien avalées par le marché, Duchamp serait donc à l'origine de la crise de l'art contemporain ?
La réponse doit être nuancée par deux considérations. La première : Duchamp passerait aujourd'hui pour un phare intellectuel et artistique. À la journaliste qui formule cette idée, Jean Clair, académicien atrabilaire bien connu, mais surtout auteur de la première grande exposition Duchamp au Centre Pompidou en 1977, répond : « Qui donc ? Jeff Koons ? Bertrand Lavier ? Buren ? Tout cela est bien paresseux, beaucoup moins intéressant du point de vue sensuel et mental. Fascinés par l'esprit de Duchamp, les artistes y ont trouvé la licence de faire passer n'importe quoi pour une oeuvre d'art » (Le Figaro, 29 septembre 2014). La deuxième considération : À Georges Charbonnier qui lui pose en 1961 la question : « à quel moment fixeriez-vous la crise de l'art ? », Duchamp répond : « En 1900 déjà. Aussitôt que les impressionnistes, de pauvres types qui ne pouvaient pas vendre leurs peintures, sont devenus presque riches... Notre époque n'a rien produit au grand sens du mot, surtout à cause de l'immixtion du commercialisme dans la question ». Est-ce assez clair ? Marcel Duchamp, excellent peintre en 1910, constate avec tristesse que Renoir ou Monet, sur le tard, font fortune en se recopiant eux-mêmes. Ce ne sera pas son destin : refusant honneurs et argent, vivant de sa science du jeu d'échecs, il fera tout pour éviter « l'immixtion du commercialisme dans la question ». Nous y sommes, mais ce n'est vraiment pas de sa faute. Qui peut entendre aujourd'hui sa leçon ?
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