Le philosophe phénoménologue Jean-Luc Marion signe un maître-livre à propos du plus grand peintre français du XIXe siècle. Courbet ou la peinture à l'oeil (Flammarion, 226 p. 23 euros) apparaît en effet comme une superbe leçon de lecture de l'art, qui prend nécessairement appui sur les travaux précédents (ceux de Michael Fried ou André Fermigier notamment), pour apporter des interprétations nouvelles de l'oeuvre de celui que l'on a pu prendre pour un simple « réaliste », alors qu'il était « aux antipodes de l'objectivité de surface qui va bientôt devenir la règle et la faiblesse de Manet, Gauguin ou des Fauves (pour ne parler que des plus grands). » Certains musiciens ont l'oreille absolue et certains peintres, comme Courbet, ont « l'oeil absolu ». Au milieu du XIXe siècle, ce n'était pas forcément une qualité. Jean-Luc Marion évoque Ingres pour qui Courbet voyait sans doute mieux que d'autres les formes et les couleurs, mais manquait du travail et du talent, bref « de l'art ». Il voyait bien les choses avant de peindre, mais ne savait pas bien traduire ensuite le reste, qui était « l'art » pour l'homme des odalisques comme pour les académiques de l'Institut.
Il y avait malentendu entre Courbet définissant la peinture comme la prise en vue des « choses réelles et existantes » et ses critiques qui ne distinguaient pas les mêmes. Pour dissiper ce malentendu, Marion revient à l'un de ses concepts phénoménologiques, celui d'invu. « L'invu consiste en ce non-encore vu, qui, dans les limbes, attend encore qu'une main le rende enfin visible, le fasse passer au grand jour de la visibilité. » Or ce non-encore vu, à travers les Casseurs de pierres, les villageois de l'Enterrement à Ornans ou les Cribleuses, c'est la peine qu'ils éprouvent dans les deux sens du terme. La vie est dure pour les petites gens (mais aussi bien pour les cocottes des Demoiselles de la Seine) et Jean-Luc Marion suggère, « au moins à titre d'hypothèse, que ce que Courbet veut rendre visible dans les choses, que ce qu'il cherche à manifester dans toutes les réalités, consiste d'abord à les voir selon leur peine. » Une telle hypothèse permet des analyses neuves et passionnantes des grandes machines célèbres (L'Enterrement et l'Atelier) mais aussi de tableaux plus rarement commentés comme le Cerf courant sous bois ou les pauvres et cependant grandioses Pommes rouges peintes en prison (1871).
Mais il y a plus important encore. Il s'agit de la haute mission que le socialiste Courbet, l'ami de Proudhon, assigne à la peinture : la transformation du monde. L'analyse par Marion de l'Atelier est magnifique, elle reprend toutes les connaissances accumulées par un siècle et demi de gloses sur le chef d'oeuvre et elle ouvre des champs d'investigation inattendus, pour en arriver à une dernière question à propos du tableau que peint le peintre au centre de la composition (dans le panneau central de l'oeuvre vue comme un triptyque) : « que montre ce tableau en se concentrant sur le tableau dans le tableau ? » On sait que Delacroix s'étonna de ce « vrai ciel au milieu du tableau » Eh bien justement, souligne Jean-Luc Marion, « la seule chose réelle du grand tableau se trouve dans la présence enfin réelle du tableau dans le tableau, où le grand tableau à la fois disparaît et trouve sa rédemption. » Qu'est-ce à dire ? D'abord que le petit paysage dans le tableau annule et absorbe le grand, devenu irréel, donc allégorique. Ensuite que le paysage « manifeste plus de réel que la société. Il y a donc bien une grâce de la peinture, une trace eucharistique de présence réelle. » Jean-Luc Marion cite Werner Hofmann observant que « seuls le peintre, la femme, le garçon debout, celui qui dessine éprouvent la lumière de la nouvelle annonciation sub gratia ».
Rédemption, annonciation... Le vocabulaire n'est pas indifférent à propos du peintre athée qui, par sa peinture, entend participer à la libération de l'humanité. Il me semble que Jean-Luc Marion rejoint la réflexion de Fabrice Hadjadj dans son dernier livre (Puisque tout est en voie de destruction... Le Passeur éditeur) quand il évoque un homme sensé placé devant la dislocation postmoderne. Cet homme sensé est comme « obligé de reconnaître l'admirable équilibre de la Révélation de Dieu dans le Verbe incarné. Cela ne veut pas dire qu'il est obligé d'avoir la foi (...) Cela veut seulement dire qu'il doit du moins avoir la certitude, quoique mécréant, que cette Révélation est une alliée des hommes et de l'ordre de la réalité. Ce qui suppose, évidemment, qu'il s'intéresse encore à l'humain et au réel tels qu'ils nous sont donnés. » Cet homme sensé ne pourrait-il pas être Courbet tel que nous le présente Jean-Luc Marion, qui s'intéresse avant toutes choses à l'humain et au réel pour pouvoir les transformer ?
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