Charlot, Philippe Soupault, « L'imaginaire », Gallimard, 168 p., 7,50 euro.
C'est sans doute le livre que je préfère de Philippe Soupault en dépit de sa conclusion aigre qui n'est pas à la mesure de cette merveilleuse évocation. Alors que les avant-gardes ont souvent fait référence à Charlot, comme les poétistes tchèques par exemple, et ont fait du comique anglais un mythe absolu de l'esprit de révolte qui les guidait, Soupault écrit son petit livre au moment où Charlie Chaplin abandonne le costume de Charlot pour endosser celui de M. Verdoux. Il introduit donc dans cette merveilleuse évocation une pointe de nostalgie, qui est singulière étant donné le sujet de son étude. Mais il a su restituer toute la poésie de ce personnage fantasque ayant eu la faculté inouïe de conquérir le coeur des spectateurs du monde entier. C'est sans doute la première fois qu'un écrivain s'est lancé dans la composition de la biographie d'un acteur de cinéma ! Grâce à Soupault, on peut comprendre toute la sophistication de cette figure de Charlot, sans doute la plus aimée au monde. Assez curieusement, ce livre n'a pu paraître qu'en 1957.
Liberty, un stile per l'Italia moderna, musei S. Domenco, Forlì, Silvana editirice, 384 p., 34 euro.
L'Italie qui tente de s'imposer dans l'Europe 1900 veut aussi s'intégrer à la grande constellation du symbolisme et de l'Art Nouveau, qui va y être dénommé Liberty. Elle l'a fait avec une grande liberté conceptuelle, sans subir l'influence directe des autres capitales, de Paris à Vienne. Les arts et l'architecture en reprennent les grands principes. Elle recherche un équilibre délicat et ambigu entre l'individualisme pur et la spécificité nationale et même régionale. Ce qui se fait à Edinburgh n'a rien à voir avec ce qui se fait à Barcelone en partant des mêmes principes. Le Liberty italien ne fait pas exception à cette règle.
Le terme « Liberty » a été adopté sans doute à cause du succès du magasin d'Arthur Liberty créé à Londres en 1875, comme l'ont fait les Etats-Unis. Les Arts & Crafts anglais ont joué un rôle décisif dans cet affaire, avec en arrière plan les préraphaélites, la compagnie de William Morris et les réalisations de C. R. Macktintosh en Ecosse. Puis le symbolisme (disons plutôt : « les symbolismes»), sous tous ses aspects, a renforcé cette aspiration. Paolo Portoghesi parle alors d'épidémie pour ce phénomène et il a raison. Et de citer ce jugement de Robert Musil : « De la mentalité lisse comme de l'huile des dernières décennies du XIXe siècle émergeait à l'improviste une fièvre vivifiante. » L'Italie qui se modernisait et aspirait à faire partie du concert des nations qui comptent, a été prise à son tour par cette fièvre sans que le moindre théoricien ou personnage d'éclat n'en prenne la direction.
L'exposition des musei San Domenico de Forlì a l'immense mérite de montrer ce qui distingue le Liberty de la péninsule et de lui restituer son contexte culturel, surtout littéraire et musical.
La peinture qui a partie liée avec le symbolisme n'est représentée que par des individualités. Le plus connu de tous est sans doute Giovanni Segantini (1858-18999), né sur les rives du lac de Garde, qui a fait ses études à l'Académie de Brera à Milan, mais a vécu surtout en Suisse, à Maloggia (Haute Engadine). Il a peint de grands paysages de montagnes et aussi des scènes de nature symbolique comme Les Mauvaises mères (1894), Vanité (1897), Le Fruit de l'amour (1899). Il a reçu le premier prix de la Biennale de Venise en 1896. Son influence est grande sur les artistes de son temps et sur la nouvelle génération. Le mélange subtil de réalisme et d'introduction de visions surréelles qui le caractérise n'exclut pas des hardiesses dans la manière de peindre ni dans l'agencement audacieux des couleurs. Une autre grande figure de cette période est celle de Gaetano Previati (1852-1920), originaire de Ferrare, où il a appris les rudiments de son métier. Puis il a étudié à Milan et à Florence. Pendant les années 1890, il a de fréquentes polémiques avec les réalismes qui lui reprochent sa manière trop symbolique. Il n'a pas hésité d'utiliser des méthodes d'avant-garde comme le pointillisme (il a d'ailleurs écrit en 1906 un livre, Technique du divisionnisme), qu'il a appliquées dans un registre qui n'a rien à voir avec Signac ou Seurat : il s'en est servi pour accentuer les effets des ciels, comme dans Léda (vers 1900) ou comme dans Le Chariot du soleil ou dans Héroïque, où il joue sur un registre serré de jaunes et de rouges qui tendent à la monochromie. A part quelques toiles où il se rapproché de l'idéal impressionniste (par exemple dans les différentes versions de Quiétude), il a surtout aimé traiter de grands sujets mythologiques qui laissaient libre court à son imagination. Et cela est aussi vrai dans ses paysages, comme le prouvent ses Pins en Ligurie, n'hésitant pas à rendre ses vedute quasiment irréelles comme si la Nature était projetée dans un autre dimension avec des contrastes chromatiques très forts. Giuseppe Pelizza da Volpedo (1868-1907) est passé à l'histoire pour un tableau qui est considéré comme l'emblème de la lutte sociale, Le Quart Etat (1901). L'essentiel de l'oeuvre de cet artiste piémontais est composé de paysages, de scènes bucoliques avec quelques figures et de visions symbolistes. Comme Segantini et Previati, mais dans un style moins théâtral, avec des tonalités harmonieuses, à la fois sourdes et douces, il parvient à transformer des scènes de la vie rurale en événement presque surréels comme Le Miroir de la vie (1895-1898) où le défilé du troupeau de moutons se change en un rêve. Le soleil (1904) a voulu rendre un effet d'aveuglement. Et, parfois il pousse très loin l'utilisation de la division des touches isolées, tel qu'on le voit dans Le Pont (1892) qui paraît être une grande gravure. L'autre géant de cette mouvance est sans nul doute Francesco Paolo Michetti (1851-1929), né dans les Abruzzes, se rend à Naples pour étudier la peinture et y faire ses débuts. Il a d'abord subi l'influence de son maître, Domenico Morbelli, l'un des chefs de file du naturalisme. Il se fait remarquer par une grande toile, Le Voeu (1880), puis est admiré pour La figlia di Joro (1894), inspirée par Gabriele D'Annunzio, un ami très proche. Un an plus tard, il reçoit le premier Grand Prix de la Biennale de Venise. Portraitiste de talent, Michetti aime traiter de grands paysages montagneux de sa terre natale où il inscrit des scènes impressionnantes. Son réalisme est extrême, mais la mise en scène de ses compositions paraît un défi au sens commun. En sorte qu'il transporte dans une zone fantastique ses peintures apparemment les plus proches de l'expérience commune, comme Les Estropiés et Les Serpents (1900). Quelques autres peintres de talents ne doivent pas être mis à l'écart, comme Antonio Mancini (1852-1930), lui aussi élève de Morelli, dont l'écriture plastique est plus sage, mais qui crée lui aussi des oeuvres symbolistes, Les Dieux païens. Giulio Aristide Sartorio (1860-1932), grand ami de D'Annunzio lui aussi, qu'il a illustré à plusieurs reprises, a associé un style très naturaliste et un esprit symboliste (Diane d'Ephèse ou La Gorgone et les héros, 1895-1899). Autre proche de l'auteur de L'Enfant de volupté, dont il a été l'illustrateur préféré, il faut citer Adolfo De Carolis (1874-1928). Il a commencé à travailler avec le groupe Arte En Libertas. Il a produit des toiles symbolistes influencées par les préraphaélites anglais et d'une teneur onirique indéniable, telle Aurore. Et il faut mettre en exergue Galileo Chini (1873-1956), qui fait de grands tableaux avec des triangles en or qui rappellent l'esprit des compositions de Klimt.
Dans la sphère de la sculpture, il faut distinguer Adolfo Wildt (1868-1931) qui, après des débuts difficiles, a exposé la première fois à la Société des beaux-arts à Milan, puis à la Galerie nationale de Rome en 1893. Il s'est enfin s'imposé par un style original, qu'on peut de loin rapprocher du peintre Jan Toroop pour l'exaspération des mouvements du corps et des gestes. Il s'est surtout consacré à des bustes, mais a aussi réalisé des sculptures monumentales (Saint Ambroise). Ce fut un créateur bizarre mais d'une indéniable et puissante imagination.
Venise, Gautier, Editions Nous, 256 p., 19 euro.
L'Orient, Théophile Gautier, édition de Sophie Basch, Folio « classique », 638 p., 10 euro.
Jamais Théophile Gautier n'a écrit un livre portant ce titre. En réalité, cette réédition est celle d'une grande partie d'Italia, paru en 1852. Le plus curieux de cette affaire est que les pages que l'auteur de Mademoiselle de Maupin consacre à la Vénétie sont peu nombreuses. C'est devenu une manie dans l'édition moderne de découper les livres en morceaux. Dans le cas présent, le mal n'est pas bien grand. Après avoir écrit Tra los montes (Voyage en Espagne), il a fait ce périple dans le nord-Est de la péninsule italienne et a rapporté de la Sérénissime République une vision enchanteresse. Ce qui est frappant c'est sa faculté de rendre les lieux et les scènes urbaines avec un luxe de détails et une subtilité dans la composition qui sont ceux d'un peintre (ce que fut d'ailleurs Gautier dans sa jeunesse). La description qu'il fait de la Venise du milieu du XIXe siècle n'a pas vieilli du tout. Et son ouvrage peut parfaitement servir de vade-mecum de nos jours. Mais le plus important c'est sa capacité de nous restituer l'esprit et l'essence de cette cité à nulle autre pareille. Lire ces pages procure une jouissance sans égale.
L'Orient paraît en deux volumes en 1877, peu de temps après sa disparition. Ces livres copieux recueillent tous les articles qu'il a pu écrire sur l'Orient. Et pour lui, l'Orient commençait à Venise ! Puis il nous entraîne dans les Carpathes, en Grèce et puis en Turquie (articles qui ne figurent pas dans Istanbul), enfin en Russie. Mais la partie la plus intéressante demeure celle qu'il consacre au Proche Orient et à l'Egypte (il avait été invité pour l'inauguration du canal de Suez) mais aussi celle dédiée à l'Inde et au Japon, où il ne s'est jamais rendu et qu'il est allé découvrir comme la majorité de ses contemporains pendant les Expositions universelles ! Gautier a certainement été l'un des premiers à considérer le monde oriental (même l'Espagne en faisait alors partie à cause de son passé arabe !) avec une curiosité exacerbé qui va bien au-delà des signes les plus évidents, en sachant évoquer ces cultures lointaines avec respect et perspicacité. Son point de vue n'est pas « eurocentriste ». Et sa culture immense nous donne l'occasion de découvrir ces mondes désormais connus mais encore difficiles d'accès en mettant en exergue des aspects inconnus, leur culture et leur beauté tout en nous faisant profiter de sa plume merveilleuse.
4.234 miles, Georges Rousse, Actes Sud, 160 p., 28 euro.
Ce qui m'a toujours frappé dans bon nombre de catalogue, c'est que le nom du critique (ou des critiques) n'est jamais indiqué. C'est le cas ici et c'est à mon sens manifester beaucoup de mépris pour les personnes qui tentent d'organiser une pensée auteur de l'oeuvre d'un artiste. Rousse a toujours procédé de la même façon : choisir un lieu voué à la destruction, y réaliser une oeuvre qui sera elle aussi détruite par la suite, ne conservant que la photographie de l'événement. C'est ce qu'il fait à nouveau à Lyon comme à Mumbai en Inde. Il est à noter que ses interventions plastiques se limitent à deux dispositifs, l'un étant le carré, qui rappelle le tableau et l'autre, le rond, qui rappelle l'objectif de l'appareil photographique. Une fois cela posé, la plus grande liberté est de mise pour ses extrapolations dans les ruines. Le problème que pose le travail de Rousse est qu'il n'a jamais pris une véritable expansion. Il est demeuré prisonnier des présupposés théoriques et pratiques que suscite sa démarche. C'est beau, c'est parfois assez fort, mais cela manque souvent d'un authentique investissement dans le génie du lieu et dans tout ce qu'il suppose. C'est finalement assez formaliste, trop peut-être.
Van Gogh, couleurs du Nord, couleurs du Sud, Sijraar van Heugten, Fondation Vincent Van Gogh, Actes sud, 120 p., 30 euro.
Spécialistes s'abstenir ! Cet ouvrage a une fonction pédagogique et s'adresse à un public peu averti. Mais cela n'en fait pas un banal livre de vulgarisation. Au contraire, l'auteur nous décrit le parcours de cet homme du Nord de l'Europe, qui commence par exécuter une peinture aux tonalités très sombres pour finir son périple en Provence, en particulier en Arles, où il fait triompher les couleurs les plus somptueuses. D'imitateur (très capable) de Franz Hals, il s'avère ensuite un coloriste hors pair après avoir absorbé les recherches impressionnistes lors de son séjour à Paris. Et la chose la plus curieuse chez cet artiste, c'est d'avoir su exaspérer chaque fois l'esprit des lieux par les caractéristiques climatiques. Il ne recherche pas comme Monet la « vérité » du paysage : il poursuit son essence. C'est un album utile, bien fait et qui constitue une excellente introduction à l'art de Van Gogh pour ceux qui l'aborde pour la première fois.
Food/Water/Life, Lucy & Jorge Orta, Actes Sud & Parc de la Villette, 128 p., 22 euro.
L'art contemporain (ou ce que l'on considère comme tel) est dans une sacrée impasse, et cela depuis longtemps. Mais, ces derniers temps, cette situation est devenue flagrante aux yeux de tous. Il faut donc que les artistes, faute de pouvoir créer un monde bien à eux, avec des moyens formels et spéculatifs originaux, s'appuient sur des grands thèmes de société. Ici, Lucy et Jorge Orta font reposer leur cause sur le constat affligeant de la malnutrition, du manque d'eau dans de grandes régions du monde et sur la question de la survie, qu'il assimile à la condition imposée par le climat en Antarctique. Les oeuvres qui en résulte, des installations avec des meubles associés par exemple à des nuages sont naïfs et même ridicules, et surtout bien en deçà des problèmes prétendument soulevés ! L'art recherche une audience et tous les moyens sont bons, de la pornographie à la nouvelle charité humanitaire.
|