Le psychologue américain Joy P. Guilford (1897-1987), comparant les capacités créatives à la mesure du QI, découvrit que les performances de créativité ne coïncidaient pas avec celles de l'intelligence : on pouvait donc être créatif sans être très intelligent, et bien sûr l'inverse... Guilford en vint alors à distinguer une « pensée convergente » (découvrir la solution pertinente à un problème en appliquant des règles déductives) et une « pensée divergente » (imaginer des solutions variées, pas forcément pertinentes, déplacer le problème, etc.). Or souvent l'on constate que les esprits convergents et divergents ne se fréquentent pas plus qu'ils ne s'apprécient immédiatement. Et que les plans logiques de la rationalité ne croisent pas les chemins sinueux de la fantaisie. Et que l'hémisphère gauche du cerveau n'est pas stimulé par les mêmes éléments que l'hémisphère droit.
Bref, que les cinéastes bricoleurs ne rencontrent jamais les théoriciens austères...
Lorsqu'un Michel Gondry, 51 ans, réalisateur de cinéma français (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, La Science des rêves, Soyez sympa, rembobinez ! The Green Hornet, L'Écume des jours) et par ailleurs musicien, auteur de B.D. et plasticien, va à la rencontre du linguiste, philosophe, essayiste américain Noam Chomsky, 85 ans, théoricien de la grammaire générative et transformationnelle, et qu'il en sort un film étonnant et réussi, Conversation animée avec Noam Chomsky, naît une joie profonde chez ceux qui assistent à cette improbable réunion. Le même type de joie enthousiaste que l'on éprouve au génie d'ingénieur savant et d'artiste de Leonardo, ou bien à la lecture de l'écrivain Robert Musil, cet exemple admirable (on pourrait dire ce modèle) de la coprésence en une même personne de la pensée convergente et divergente.
Et il s'agit bien plus, dans ce film, d'un accompagnement par du dessin animé de la pensée, de l'oeuvre et de la vie de Noam Chomsky... Et même si ce n'était que ça - de la pédagogie amusante, une illustration pertinente de la théorie, de l'humour inventif dans une discursivité abstraite -, on s'écrierait : bravo, des profanes vont s'intéresser à la linguistique et, pour la première fois, certains cinéphiles découvriront ce grand théoricien, tout comme des linguistes vont pouvoir s'amuser au contact de Chomsky ! Mais cette réalisation va plus loin parce qu'elle ouvre une piste nouvelle et prometteuse : le documentaire animé.
D'abord, comme l'explique Michel Gondry d'entrée de jeu, il s'agit d'exhiber les règles du jeu, le procédé narratif et ses divers artifices, pour éviter la manipulation, plus ou moins volontaire, du documentariste ; lequel, par ses effets de montage, concourt à la fabrication du consentement chez le spectateur, à l'imposition subreptice de son point de vue à lui, cinéaste... Ensuite, qu'il soit question de l'origine du langage, de la méthode d'apprentissage Tadoma, de la grammaire générative, du rôle social des religions, du fonctionnement complexe de l'esprit, etc., voici, grâce à cette créativité graphique proliférant sur les discours chomskyens, l'hémisphère gauche et le droit stimulés en même temps. Excitante et curieuse sensation !... Enfin, il naît un effet esthétique séduisant de cette collision/collusion entre le bricoleur fantaisiste et le chercheur cartésien, entre cette prosodie légère (enrobant un anglais à l'accent français comique) et cette voix grave, profonde, impassible, entre ces musiques, dessins, images, et le développement de cette pensée exigeante.
Arrivé à ce point, le lecteur (mais pas encore spectateur) peut croire que ce film intellectuel, expérimental et ludique ne recèle pas la moindre émotion. Or, Michel Gondry a évité ce piège en partant à la rencontre de l'homme Noam autant que du théoricien Chomsky... C'est ainsi qu'on apprend que le premier souvenir de Noam est un refus obstiné, à un an et demi, d'avaler le porridge que l'une de ses tantes voulait lui faire manger. Ce refus enfantin paraît, dans le film, curieusement fondateur et emblématique des refus successifs de cet intellectuel radical. Scandalisé par le sort indigne réservé aux survivants des camps d'extermination (référence au rapport d'Earl G. Harrisson en 1945), il fut ensuite violemment hostile à la Guerre du Vietnam, à l'impérialisme américain (Chomsky fit même de la prison), et un vaillant défenseur de la liberté d'expression. Mais le plus émouvant surgit lorsqu'est évoquée la relation pleine et entière de Noam à son épouse, Carol, hélas disparue... Michel Gondry sème alors de merveilleux dessins à la Folon, tandis que Noam reconnait n'avoir plus de goût désormais à sortir, se distraire, et attendre la mort sans crainte.
A ces moments, on regarde les dessins multicolores de l'un qui semblent naître miraculeusement de la voix profonde de l'autre. Impression touchante d'une gravité enfantine, comme d'une valeur immense, inestimable, à ne jamais perdre.
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