La cathédrale Notre-Dame de Bayeux est remarquable à plus d'un titre, le choeur, en particulier, avec ses trois étages, son déambulatoire et sa couronne de chapelles rayonnantes, est un magnifique exemple d’architecture gothique normande. Or cette cathédrale n’a pas de vitraux : les fenêtres hautes du XIIIe siècle laissent certes passer la lumière à profusion, mais c’est à travers du simple verre blanc. Pour remédier à cette lacune, c’est Véronique Joumard, née en 1964, artiste réputée pour ses recherches sur la lumière et l’espace s’appuyant sur les techniques les plus sophistiquées, qui a été chargée du projet de vitraux que l’on attendait depuis longtemps. La ville de Bayeux dispose d’un « espace d’art actuel » dit Le Radar, qui propose une exposition de travaux de Véronique Joumard, de manière à faire connaissance avec l’artiste (jusqu’au 25 mai). Heureuse idée dont il faut remercier l’initiateur, David Lemaresquier, ancien président du Radar. Arrêtons-nous devant Miroirs, une oeuvre caractéristique des préoccupations de l’artiste autour de la notion de perception.
Sur trois longs miroirs est appliqué un film à vision angulaire, de telle sorte que, la vision frontale étant impossible, le reflet n’apparaît plus que de biais. Le miroir laisse apparaître une sorte de brume, plongeant le spectateur dans un jeu de cache-cache avec lui-même. Ainsi, par les conditions d’apparition et de production de l’image qu’elle engendre, Véronique Jaumard donne accès à une nouvelle approche du réel qui peut déconcerter. Serions-nous ramenés par ses soins aux vieilles craintes suscitées par les simulacres et les reflets exprimée par Platon à une époque où l’image de la Grèce ancienne s’épanouissait librement ? Le philosophe voulait chasser les peintres de la cité « non pas seulement parce qu’ils imitent, nous dit François Dagognet dans sa Philosophie de l’image, mais parce que, à cause de leurs talents mimétiques, on ne saurait plus bien où se situe le réel ». L’art s’est nourri pendant des siècles de cette fascinante ambiguïté, et c’est bien là que la démarche originale de Joumard reprend la question. Artiste, très informée des nouvelles technologies, elle sait bien que l’oeuvre la plus élaborée technologiquement n’est pas pour autant « plus artistique ». Les technologies changent seulement, radicalement aujourd’hui, les données de la création artistique (Baudelaire aurait parlé du travail de l’ « imagination créatrice »). Il faut simplement savoir en tenir compte.
Avec ses volumes dynamiques, ses peintures thermosensibles, ses miroirs troublants, ses vidéos et photographies, Véronique Joumard se place avec autorité à la charnière de deux univers : celui de la technologie et celui du geste expressif. Elle crée dans des processus d’hybridation déterminés par elle, qui ne manquent pas d’ébranler, tant au niveau du percevoir que du faire, l’acte artistique dans ses fondements mêmes. Avec elle, l’oeuvre, l’auteur et le spectateur ont cessé d’occuper des positions clairement définies et des identités étanches. Ils en changent constamment, se croisent ou s’opposent, bref ils s’hybrident. On parle beaucoup, dans un certain pseudo « art contemporain » de la participation du spectateur. Mais ce n’est souvent qu’un mot. Chez Joumard il s’agit d’autre chose : la participation du spectateur le transforme en co-auteur sans lui interdire (au contraire) la contemplation, la méditation et, pourquoi pas ? la délectation que l’on croyait l’apanage de l’art dit classique. La démarche de Véronique Joumard est superbement actuelle en ce qu’elle est essentiellement dialogique (l’artiste ne saurait être « en avance » sur le spectateur, il a besoin de lui à l’instant même de la création, ce qui veut dire que la notion d’avant-garde n’a plus de sens). Cela veut dire aussi qu’elle a pris acte de l’impossibilité de tout retour à « la tradition », car la dernière tradition, comme l’a si bien observé Harold Rosenberg, était l’épuisante « tradition du nouveau ». Nous sommes parvenus au moment historique où l’artiste, qu’il le veuille ou non, est dépendant de la science (même s’il prétend lui résister : toute résistance rend solidaire de l’objet auquel on résiste). Mais il peut hybrider les certitudes de la science et les incertitudes de la sensibilité - la sienne et celle du spectateur de son oeuvre - . Tel est, me semble-t-il, le superbe enjeu de la démarche de Véronique Joumard dont on attend avec une grande curiosité la réponse qu’elle donnera à l’immense défi que lui propose aujourd’hui le vaisseau gothique de Bayeux.
www.veronique-joumard.net
www.le-radar.fr
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