Ecrits choisis, Eugène Delacroix, Sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, « Ecrire l'art », Flammarion, 432 p., 28 euro.
Dans sa jeunesse Eugène Delacroix s'est essayé à la nouvelle et même au théâtre. Puis il a entrepris d'écrire son Journal, mais aussi des essais sur l'art et des monographies. Il a également rédigé ses carnets de voyage en Afrique et composé un dictionnaire. C'est un artiste qui est fasciné par la littérature et il prend l'écriture très au sérieux. Dans cette copieuse et passionnante anthologie, le conservateur en chef du musée du Louvre et directrice du musée Delacroix, nous remet en mémoire des pages de son célèbres Journal, mais aussi des moments de son séjour au Maroc et des passages copieux de certains de ses articles, en général publiés dans La Revue des Deux-Mondes. De nombreuses lettres, en particulier celles adressées à ses amis, comme Georges Sand, Théophile Gautier ou Champfleury, mais aussi à ses relations dans toutes les sphères de la société. C'est Delacroix épistolier qui apparaît ici avec éclat. Quand on sait à quel point il lui était difficile d'écrire et qu'il devait faire plusieurs brouillons avant de parvenir à la perfection qu'il recherchait, on ne peut qu'être ébloui par la beauté de son écriture dans la moindre missive. Ce livre nous amène à nous poser une question : quand songera-t-on enfin à réunir pour publication l'ensemble des textes de cet immense artiste qui a aussi été un écrivain d'art de premier plan - et même un écrivain de valeur tout cour, qui serait le Buffon de l'esthétique.
Le Monde à l'envers, Mucem/Flammarion, 336 p., 39,40 euro.
Ce catalogue prolonge l'exposition éponyme qui a lieu au Mucem de Marseille. Et le terme « prolonge » n'est pas là pour la forme. Il nous raconte ce que l'exposition qui présente de magnifiques costumes provenant de différents points du monde, de Rio à Binche, de Marseille à Nice en passant par la Suisse, l'Italie et la Roumanie, et quelques films par toujours passionnants, ne nous dit pas. En effet, en visitant les salles consacrées à ces festivités souvent liées au Carême chrétien, on est loin de saisir l'essence du carnaval, ou plutôt de tous ces carnavals, car ils ont tous des origines et des fonctionnements différents en dépit de similitudes évidentes. La ritualisation de ce chamboulement parfois radical de l'ordre social et de l'ordre moral (il suffit de penser au carnaval de Dunkerque) a été et demeure une nécessité pour maintenir les codes le reste de l'année. La société se tourne en dérision, les sexes s'échangent, les puissants sont caricaturés, les valeurs fondamentales sont mises à mal : tourneboulées, ces cités en folie se représentent sans ménagement. Ces événements pouvaient être violents, comme ce fut le cas à Venise, ou être considérés comme une poudrière, comme ce fut le cas à Paris au XIXe siècle où le carnaval a été interdit et jamais rétabli ! Tous les articles réunis dans cet ouvrage élargissent notre horizon, nous fait voyager dans des régions éloignées et nous fait entrer dans l'esprit de bon nombre de ces carnavals hérités des Lupercales romaines en Europe et liés à des cérémonies religieuses en Afrique. Et puis, il faut tenir en ligne de compte l'esthétique de ces grands tohu-bohus urbains ou villageois, parce exemple les masques du carnaval de Lucerne font songer aux masques des Esquimaux ! Sans ce volume, on court le risque de passer à côté du très vaste sujet.
Un champion fragile, Adolfo Bioy Casares, traduit de l'espagnol (Argentine) par Eduardo Jimenez, « Pavillons poche », Robert Laffont, 112 p., 6,90 euro.
Bioy Casares a été un formidable auteur de nouvelles. Cet ami de Borges, avec lequel il a signé plusieurs ouvrages mémorables, s'est illustré dans le roman (on gardera en mémoire l'Invention de Morel, qui est un petit chef-d'oeuvre), a été un merveilleux conteur. Et ce Champion fragile en est une illustration parfaite. Il nous raconte l'histoire d'un chauffeur de taxi qui nous promène dans tout Buenos Aires, en nous en dévoilant les quartiers les plus reculés et les moins connus, mais aussi en nous faisant rencontrer des figures typiques et parfois singulières. Et cet homme qui vit avec le désespoir d'avoir perdu sa fiancée, Valentina, Dans sa vieille Rambler, solide comme un roc, il rencontre des personnages pas toujours recommandables, se disputent avec eux, et n'hésite à se bagarrer avec eux. Sa colère se manifeste dans ce rôle de justicier improvisé et irascible. Il finit par sauver Valentina d'un enlèvement et la rapporte chez son père, saine et sauve. Mais celle-ci ne veut pas pour autant le revoir. L'auteur, en quelques pages, nous fait vivre les aventures de ce pauvre Luis Angel Morales avec un humour aigre doux et un sens éblouissant du picaresque.
Paris, E. E. Cummings, traduit et postfacé par Jacques Demarcq, Seghers, 160 p., 17 euro.
Jamais Cummings n'a écrit un recueil intitulé « Paris ». C'est le traducteur qui a eu l'idée (bonne d'ailleurs) de réunir tous les textes du poète américain consacrés à Paris. Il connaît bien la capitale française et comme il le rappelle dans un des textes présents dans ce livre, il l'a d'abord connu pendant la Grande Guerre, quand il y est venu pour la première fois comme ambulancier. Il est revenu dans la ville lumière aussi souvent que possible en temps de paix pendant les années vingt. C'était pour lui l'antithèse de New York et il a toujours été enchanté par ses charmes. Il distingue deux villes : celle des guides touristique et le Paname authentique. De loin en loin, il a traduit les émotions qu'il a éprouvées dans un quartier ou un autre, devant tel monument ou tel autre. Le Quartier Latin, le Marais, la bastille et tant d'autres quartiers sont évoqués avec une verve concise mais si parlante, souvent en employant des formes très différentes. Il n'est que de songer au dialogue entre une jeune femme et une autre plus âgée à propos des Halles. Cet ouvrage est précieux, car révélateur un penchant mal connu de cet écrivain, dans l'attente des poésies complètes de ce grand créateur dont les oeuvres, hélas, sont publiées dans le plus grand désordre.
Yves Bonnefoy, histoire des oeuvres et naissance de l'auteur, Daniel Lançon, Hermann, 618 p., 38 euro.
Yves Bonnefoy, depuis longtemps, est l'enfant chéri de nos institutions et de nos universités et cela depuis longtemps. Il est, implicitement, ce qu'est le poète lauréat en Grande-Bretagne : un poète officiel (implicitement - curieuse hypocrisie). Un poète assez conventionnel, pour ne pas dire « pompier » car ce sait un peu injuste (mais pas tout à fait !), qui recopie ses strophes avec une application calligraphique inouïe, pour être exposées dans toutes les bibliothèques de France et de Navarre. Tout le monde aime la poésie de Yves Bonnefoy. Je suis presque une exception, regardée avec suspicion ! Mais je dois reconnaître sa valeur quand il a écrit Rome 1630 et la monographie sur Alberto Giacometti. C'est un essayiste qui n'est pas originale, mais qui a le mérite insigne de toucher juste et de mettre en valeur une érudition qui sous-tend une pensée authentique. Ce qui me surprend dans cette étude pléthorique (sans doute une thèse), c'est que l'auteur se fait plus royaliste que le roi et en fait un vrai monstre ! Dès le début, il en fait un enfant du surréalisme et de l'existentialisme, ce qui n'est pas faux, mais qui réduit les choses à des schémas scolaires. Et tout ce que l'auteur fait ici, c'est de narrer les faits et les gestes du professeur au Collège de France avec une sorte de maniaquerie qui ne nous apprend pas beaucoup sur ses travaux proprement dits. Sans doute ces pages pourront-elles aider les chercheurs du futur, mais de manière insatisfaisante, car il y a pas mal de fumée et peu de ragoût ! Bien sûr, j'ai tendance à exagérer. Daniel Lançon commente parfois et tente de faire un état critique de chacun d'eux. Mais, franchement, qui aurait envie de lire ce pavé comme s'il allait découvrir la substantifique moelle du poète et de l'essayiste ?
Saint François, Jacques Duquesne, préface de Jacques Le Goff, Flammarion, 112 p., 22 euro.
L'hagiographie chrétienne a donné de saint François d'Assise une vision assez édulcorée. La biographie de saint Bonaventure de Bognaregio, rédigée bien après la mort de sa mort, propose une vision de sa théologie contaminée par la pensée de saint Augustin. Toutes les vitæ précédentes auraient été détruites sur l'ordre des autorités religieuses en 1226 l'année même de sa mort. Deux ans plus tard, il est canonisé par Grégoire IX. Les sublimes fresques de Giotto nous en délivre une vision qui est celle qui est demeurée jusqu'à nos jours : celle de l'homme qui parle aux oiseaux. En somme, le parcours mystique de Francesco n'est connu que de manière partielle. On sait néanmoins qu'il s'est rebellé contre les fastes de l'église et par toutes les signes extérieurs de richesse de l'Eglise. Mais il s'est démontré un excellent diplomate car il s'est rendu à Rome voir le pape Innocent III, un homme de caractère et d'origine contraires au siens. Mais les deux hommes finissent par s'entendre et le pape l'autorise à fonder une fraternitas. C'est un compromis car il ne le met à la tête d'un nouvel ordre. Ce fils de riche drapier a grandi dans un conflit naissant entre les communes qui prennent de l'importance et l'univers seigneurial essentiellement lié à la terre. Au fond, il incarne le terme de l'esprit roman. Cependant, il a voulu revenir aux sources des Evangiles. Il va jusqu'à se montrer nu en place public, condamne les vêtements luxueux des ordres existants en prônant des habits de laine non tissée sans couleur tenus par une simple corde à la taille. François est un iconoclaste, il détruit des bibliothèques et condamne tour ce qui n'est lié de près à la Bible catholique. Il ébranle les fondements même du pouvoir pontifical. Ses disciples agissent avec violence pour mener à bien sa « révolution culturel ». L'accord avec la papauté lui apporte une légitimité et évite surtout un conflit ouvert à une époque où les hérésies se développent (comme les cathares dans le Languedoc). L'idéal franciscain doit servir de contre-feux. Bien qu'elle ait été manifestement écrite en toute hâte, la biographie de Jacques Duquesne est bien faite. Elle a pour mérite essentiel de remettre l'homme dans son contexte historique, social et théologique et de le débarrasser de toutes les légendes dont on l'a entouré.
Saint Christophe, Christophe Mory, Salvator, 160 p., 14,50 euro.
L'entreprise de Christophe Mory est étonnante car il renoue avec l'ancienne hagiographie pour relater l'existence hypothétique, mais toujours compliquée et tourmentée, de Christophe de Lycie. Celui-ci aurait vécu au IIIe siècle de notre ère. D'aucuns avancent qu'il aurait été d'abord un monstre anthropophage qui devient Christianus ou Christophorus dans une tradition gnostique. De nombreuses versions de son existence ont existence jusqu'à temps que Jacques de Voragine imagine la sienne à la fin du Moyen Age, qui est celle que nous avons adoptée. Christophe Mory en fait un géant nommé Probus, gardien du trésor du roi, qui devient ensuite le second d'un prince qui se révèle cruel et satanique. Après bien des aventures dangereuses, il se réfugie auprès d'un ermite et s'ouvre à la parole de Dieu. Il est baptisé en rêve. Après quoi il enseigne les Evangiles et convertit de nombreux païens. L'auteur a fait un roman de cette vie comme l'aurait fait les moines de Moyen Age, mais dans l'esprit d'un romancier moderne, avec beaucoup d'imagination et de fantaisie.
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