S'il est excessif d'affirmer - ce qui se lit souvent dans les ouvrages d'histoire de l'art - que le dessin, jusqu'au XIIIe et XIVe siècle, ne resta qu'une simple phase de travail sans aucune valeur artistique autonome, qui lui fût propre, il est vrai que la notion de « disegnare » (italien) d'après le latin « disignare » marque d'abord le « signe » (« signum ») de quelque chose à saisir : que ce soit un projet, un « dessein » (origine commune en italien) à concrétiser, ou un objet à représenter/inscrire, les deux pouvant se rejoindre.
Mais, esquisse ou croquis, voilà, ô surprise, que le geste préparatoire s'attarde puis s'installe, qu'un plaisir aigu de la figuration/expression directes envahit le créateur, que la simple étape se fait destination et que le moyen revêt toutes les allures d'une fin !
La valeur originelle du dessin tient peut-être à cette échappée libre, inattendue et charmante hors de la simple fonction préparatoire à l'oeuvre finale - ce qu'elle était en droit et au départ - vers une recherche autonome et un subtil jeu avec les lignes. Alors le dessin acquiert toute sa valeur, et Ghiberti peut affirmer, dès le XVe siècle, que « le dessin est le fondement et la théorie (...) de tout art ».
Tous ceux qui aiment le dessin d'art pour ses origines d'émancipation d'un processus, ou l'application à la fois humble et noble à laquelle il oblige, ou encore la justesse d'observation et l'inventivité de figuration qu'il requiert, ou d'autres raisons encore, nombreuses, trouveront la félicité en allant voir, jusqu'au 22 juin, l'exposition des dessins néerlandais des XVe et XVIe siècles du Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam à la Fondation Custodia & Collection Frits Lugt (remplaçant désormais l'Institut culturel néerlandais), rue de Lille à Paris. Ils pourront également voir, au sous-sol, une confrontation par thèmes de certains de ces dessins hollandais avec d'autres dessins de la collection Custodia. Ce qui rendra possibles quelques petits voyages dans le temps et l'espace...
Le Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam est un paradis pour les amoureux du dessin, parce qu'il possède une extraordinaire collection de dessins néerlandais du XVe et XVIe siècles. Nous voici, et c'est la première fois en France, devant 142 des plus belles pièces de cette collection ! Des anonymes passionnants, des Primitifs flamands, Jheronimus Bosch (peu de ses dessins originaux sont conservés), Pieter Bruegel l'Ancien, Abraham Bloemaert, Rogier van der Weyden, Hans Bol, ou l'extraordinaire Hendrick Goltzius auquel, récemment, Peter Greenaway (cf. Verso-hebdo du 20-2-2014) rendit un sulfureux hommage cinématographique... Qu'il s'agisse de portraits, scènes religieuses, études, paysages ou bien, comme c'est souvent le cas, de scènes rustiques de la vie quotidienne, un fervent amour, composé d'attention extrême et de soins méticuleux, émane de tous ces dessins. Cet amour est tout en gratitude. Et nous voici reconnaissants envers les artistes pour cette gratitude, un sentiment qu'aujourd'hui nous éprouvons si rarement.
C'est que l'art hollandais, pour Hegel, on le sait peut-être, ne se contente pas de finement représenter êtres, objets, scènes, masures et paysages, mais il exprime l'intériorité d'un peuple. Un peuple qui marque son intérêt reconnaissant pour une vie matérielle durement conquise... « Les Hollandais ont trouvé le contenu de leurs tableaux en eux-mêmes, dans l'actualité de leur propre vie », écrit Hegel. Cette reconnaissance pour les effets bénéfiques du travail s'exprime justement par le travail minutieux de l'artiste, qui ne ménage ni son temps ni sa peine pour donner sens et valeur aux choses les plus simples. Quelle que soit la technique utilisée (pointe d'argent sur papier préparé, plume, graphite, pinceau, etc.), et qu'il s'agisse de la méticuleuse étude d'une draperie ou de l'observation subtile de la figure humaine ou encore de détails dans une fête villageoise, le dessin, en même temps qu'il évoque l'immédiate splendeur du monde, témoigne de toutes les vertus liées à une besogne libératrice. Voici trois hiboux dodus entourant un arbre rugueux avec, au loin, des villages et des moulins : par la juste finesse du détail, Jheronimus Bosch, nous signifie en même temps la complexité passionnante du monde (une écorce, des plumages...), et les puissances du travail et de la patience sur un environnement hostile. Voici encore les études de deux visages, d'une main et d'un oeil par un anonyme de Bruges : la pointe d'argent et la pierre noire caressent avec tant de minutie ce papier préparé qu'on imagine ces figures émergeant par miracle de la feuille comme de merveilleuses récompenses.
On en oublie la forme, et l'on retient cette écriture passionnée qui capture la vie frétillante dans son réseau fin de hachures. « Qui donc a dit que le dessin est l'écriture de la forme ? La vérité est que l'art doit être l'écriture de la vie », s'exclamait Edouard Manet.
|