L'exposition Zurbarán du Palais des beaux-arts de Bruxelles (jusqu'au 25 mai) est l'une des plus passionnantes en Europe en ce moment. Elle mérite donc le voyage. La presse a assez lourdement insisté sur la « religiosité intense » du maître sévillan, et il est vrai que le Saint François du musée de Milwaukee est bouleversant, mais il n'y a pas que cela, et Ignacio Cano Rivero a raison de présenter le peintre, dans son texte du catalogue, comme « l'un des plus remarquables du panthéon baroque espagnol ». En revanche, il nous surprend en affirmant aussitôt que sa peinture « ne recèle pas de doubles lectures et ne cherche pas à nourrir de réflexions théoriques », on verra plus loin pourquoi il y a des raisons d'être étonné. Le catalogue contient également un essai fort savant de madame Odile Delenda, la grande spécialiste de Zurbarán après Maria Luisa Caturla (décédée en 1984). Trop savant sans doute pour véritablement nous aider à regarder l'exposition. Madame Delenda est par exemple visiblement fière de nous informer qu'elle a découvert des traces du premier petit-fils de Francisco de Zurbarán « né en 1640, qui habitait chez son grand-père en 1654 ». Certes, comme elle dit, « les recherches en archives ne sont jamais closes et permettent d'espérer d'autres découvertes », mais il en est qui sont vraiment de peu d'utilité pour mieux comprendre la peinture !
Les auteurs de l'exposition se signalent par leur dogmatisme, allant jusqu'à retirer à Zurbarán un tableau particulièrement intéressant, sa Fuite en Egypte du musée des beaux-arts et d'archéologie de Besançon, peinte entre 1636 et 1640, au motif que la version du musée de Seattle, réalisée au même moment, serait meilleure. Dans le tableau de Besançon, tranchent nos experts, « le canon des figures plus menu, la scène traitée de manière plus anecdotique ne permettent pas, à notre avis, d'attribuer cette dernière oeuvre à Zurbarán. Nous l'avons donnée au « Maître de Besançon », sans doute l'un des nombreux membres non encore identifiés de son atelier. » Voilà qui est un peu court ! Aucun élément ne permet de dire que la scène est traitée de manière « plus anecdotique ». J'ai déjà eu l'occasion de présenter, dans un de mes livres, le tableau de Besançon comme un chef-d'oeuvre méconnu. Le voici carrément nié sans la moindre preuve par des spécialistes imbus de leur autorité, et attribué par eux, avec une stupéfiante désinvolture, à une personne « non identifiée ». De qui se moque-t-on ?
Venons-en à l'essentiel. L'une des plus belles toiles de Zurbarán, la Sainte Casilde du Museo Thyssen Bornemisza à Madrid (1635) est légitimement mise en valeur, c'est elle qui est reproduite sur la couverture du catalogue et sur les affiches. Elle est véritablement splendide, avec sa robe de brocart aux motifs renaissants d'une incroyable luxuriance, dont la bordure est décorée de perles, avec son manteau bouffant à l'épaule, avec les reflets irisés du taffetas à la manche. Son beau et pur visage de très jeune fille est éclairé au-dessus du cou, laissant sa poitrine dans l'ombre. L'oeuvre apparaît comme le modèle parfait d'une série de saintes, comme Sainte Ursule du Museo di Strada Nuovo de Gênes (présente à l'exposition) ou la non moins admirable Sainte Lucie du Musée des beaux-arts de Chartres (qui n'y est pas). L'autre Sainte Casilde, tout aussi belle, du Prado, peinte en 1640, n'est pas davantage présente, et c'est dommage. On sait que Casilde, sainte légendaire, était la fille de Yahya Ismail al-Ma'mun, féroce émir de Tolède entre 1043 et 1075, qui aimait laisser ses prisonniers chrétiens mourir de faim. Casilde, convertie, leur apportait de la nourriture en cachette de son terrible père. Or une nuit, elle se trouva nez à nez avec lui au détour d'un couloir menant aux geôles. Elle tenait du pain dans ses mains, or son père la complimenta pour ses jolies fleurs. Miracle ! Ce sont effectivement des fleurs que nous voyons dans la version Thyssen Bornemisza, des fleurs qui sont d'ailleurs encore plus belles et abondantes dans la version du Prado. Les organisateurs spécialistes de l'iconographie ne nous en disent pas plus, car il ne faut pas de « doubles lectures », n'est-ce pas ? M. Cano Rivero et ses collègues n'ont pas dû lire un très beau texte de Gérard Garouste, publié en 1988 dans Opus International, qui remarque que Zurbarán ne nous montre pas ce que porte la sainte - du pain - mais bien ce que voit l'émir - des fleurs. Nous sommes dupés comme ce dernier. Dès lors, une question fondamentale se pose. Et si Zurbarán voulait nous dire que la peinture est une merveilleuse duperie ? « Tout cela m'a conforté dans ma conviction que la peinture est une mise en scène préparée pour tout à fait autre chose » écrit Garouste. Préparée pour quoi ? Comme dans les grands mythes, la peinture est là pour nous parler de ce qui est invisible, indicible. Elle ne doit rien nous montrer explicitement, car c'est là qu'elle « commencerait à être vulgaire ». Zurbarán ne montre rien explicitement, c'est notamment pourquoi il est un grand peintre. Et c'est pourquoi la stricte méthode des iconographes appliquée à son oeuvre ne nous permet guère d'approcher de l'essentiel...
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