Le 26 mars 1969, à l'âge de trente et un ans, John Kennedy Toole se donnait la mort en s'étouffant dans son véhicule, ayant relié le pot d'échappement à l'habitacle de l'automobile... Était-il désespéré de n'avoir trouvé aucun éditeur pour son roman, La conjuration des imbéciles, ou alors de ne pouvoir exprimer, dans la société puritaine de la Nouvelle-Orléans, une homosexualité latente (comme l'affirment quelques biographes), ou encore du cruel décalage entre sa brillante érudition de professeur (il a passé un master de littérature anglaise à l'université de Columbia) et la médiocrité de son environnement social ? Une chose est sûre : John Kennedy Toole était inadapté à son temps et à la société américaine, un monde qu'à la fois il dédaignait et, qu'avec une ironie décapante, il éreintait... En exergue de son chef-d'oeuvre, La conjuration des imbéciles, une citation de Jonathan Swift : « Quand un vrai génie apparaît dans ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui ».
Le personnage d'Ignatius Reilly - le « moi littéraire » de Toole, l'anti-héros cathartique qu'il a façonné - ne peut ni ne veut s'intégrer à une société où dominent le sacrifice à un travail insignifiant et l'obsession de la réussite sociale, le conformisme niveleur et les postures hypocrites. Peut-être est-il secrètement resté un enfant que le jeu prosaïque des adultes ennuie... Ou un « fou » qui ne veut pas taire son génie, ses délires, sa voix (Henri Michaux disait : « Qui tait son fou meurt sans voix » dans un univers fonctionnalisé, utilitariste. Mais ce personnage a su probablement cristalliser le ressentiment secret d'innombrables lecteurs à l'égard des contraintes sociales, car le roman, finalement publié post-mortem, en 1980, fut si bien reçu par le public qu'on le vendit à plus de 1,5 millions d'exemplaires. Il reçut l'année d'après le Prix Pulitzer de la Fiction, et l'essayiste Walker Percy a montré la richesse littéraire d'Ignatius puisqu'il le décrit ainsi : « ... un Oliver Hardy fou, un Don Quichotte gras, un Thomas d'Aquin pervers, tout ça en un ».
Adaptant et mettant en scène le roman de Toole, lui adjoignant des passages de L'Idiot (encore une personnage inadapté et dérangeant !) de Dostoïevski ou des aphorismes de Nietzsche, Chantal Melior, à la tête de la troupe de théâtre du Voyageur, nous propose, dans cet Ignatius, une série de tableaux (la Nef des fous) et de scènes mêlant comique de satire et profondeur philosophique. L'un préparant l'autre, exactement comme dans Le Neveu de Rameau de Diderot... Décor très simple en bois, intermèdes musicaux, belles déclamations poétiques, réjouissantes chorégraphies, comédiens graves et enjoués : pour Chantal Melior, il s'agit autant d'éviter la rébarbative posture de « donneur de leçons » que de sous-estimer la tragédie de l'inadaptation sociale (la folie, la névrose, la marginalité, le génie), puisqu'on le sait, le suicide peut en être l'issue ultime et pathétique... Il convient de « protester par un nomadisme de grand style » à un monde clos, sédentaire, étouffant, et le spectacle Les Nomades (« western philosophique ») constituera le second panneau de ce diptyque, Ignatius étant le premier. Voilà réactualisée la question des marges, que le reflux de la contestation soixante-huitarde, de la Movida, des multiples printemps révolutionnaires, aurait soi-disant rendus obsolètes, ringards... Lorsqu'Ignatius déclare : « Les employeurs perçoivent en moi la négation de leurs valeurs. Ils me craignent. Ils se rendent compte que je vis dans un siècle que j'exècre... Bah, je vais donc trouver un emploi. Et cette expérience confèrera peut-être une nouvelle dimension à mes écrits. Le fait d'agir au sein même du système que je critique représentera en soi un paradoxe ironique non dépourvu d'intérêt. », on peut entrevoir, derrière ces propos, nombre d'artistes complètement inadaptés à leur statut, à leur condition sociale laborieuse, comme Jules Vallès, professeur au Collège royal de Nantes, Georges Courteline employé au Ministère de l'Intérieur, à la direction générale des cultes (!), Boris Vian travaillant à l'Association française de normalisation (!), Henri Miller directeur du personnel de la Western Union Telegraph, Lawrence Durrell, attaché de presse pour le British Information Office, etc., etc.
Mais l'inadaptation de l'artiste, du poète au travail salarié, à l' « éthos » ambiant, au monde normalisé, à la banalité quotidienne, à l'hypocrisie sociale, aux limites mentales de son temps, peut prendre une valeur mythique, archétypale, qu'exprime, d'éblouissante manière, dans son poème L'Albatros, Charles Baudelaire : « Exilé sur le sol au milieu des huées,/Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »
Sans doute, cette image de l'Artiste inadapté ne convient-elle pas plus à l'artisan créateur médiéval qu'au concepteur avisé contemporain. Mais cette figure-là n'est-elle qu'historique ? Tant que nos sociétés s'auto-produiront en s'auto-critiquant, elles trouveront parmi leurs « inadaptés » quelques élites cachées qui seront, peu ou prou, des acteurs du changement social...
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