Plus que quelques jours avant l'ouverture très attendue, le 14 mai, de la rétrospective Martial Raysse au Musée National d'Art Moderne, qui lui consacre le 6e étage du Centre Pompidou. Les collaborateurs des revues spécialisées n'ont évidemment pas encore vu l'exposition, mais cela ne les empêche pas de consacrer une place considérable à l'événement. Beaux-Arts magazine, par exemple, publie un portrait récent de Yolanda (2012), maquillée en vert par le maître, sur sa couverture avec pour titre une question : Martial Raysse le plus grand peintre français ? Si la question est posée, la réponse ne fait pas de doute pour l'intéressé, 78 ans, qui déclare au Journal des Arts (numéro 412 du 25 avril au 8 mai) : « En toute humilité, si la France veut un grand peintre en ce début du XXIe siècle, c'est moi, ce n'est pas Buren. Il n'y a personne d'autre ». Éperdu d'admiration, le chroniqueur qui a recueilli ces fortes paroles a sous-titré son « Portrait » : « Icône de la révolution sexuelle et artistique, Martial Raysse refuse depuis les années 70 la société de consommation. Solitaire et sauvage, il oeuvre à réinventer une nouvelle vision du monde. » La lecture de cette déclaration me rend songeur, en tout cas elle me rappelle deux souvenirs qui seront peut-être utiles à ceux qui cherchent à se faire dès à présent une opinion.
Premier souvenir. Suite à un arrêté du 11 décembre 1981 instituant un Grand Prix National de Peinture, j'ai fait partie du jury chargé de décerner ce prix pour l'année 1985. Etaient présents des fonctionnaires du ministère de la Culture, les directeurs du Musée National d'Art Moderne et du Musée d'Art moderne de la ville de Paris, et deux critiques d'art, en l'occurrence Marc Le Bot et moi. Les « Inspecteurs de la création » proposèrent divers noms d'artistes conceptuels dont la qualité de peintres paraissait douteuse à Marc Le Bot qui, auteur en 1979 d'un remarquable essai sur le symbolisme artistique à propos de Vladimir Vélickovic, entreprit de défendre ce peintre authentique avec mon soutien immédiat. Peine perdue ! Les fonctionnaires faisaient une mine dégoûtée quand Dominique Bozo, patron du MNAM, lança son joker : pourquoi pas Martial Raysse ? Suzanne Pagé, patronne du musée de la ville le suivit aussitôt. Marc Le Bot s'étonna de ce que le pop artiste flamboyant des années 60, qui, depuis le début des années 70, tentait de montrer des peintures et dessins assez maladroits, puisse passer devant son poulain dont l'éclatant talent purement pictural était évident. Il n'obtint aucune réponse. Dominique Bozo nous adressa un sourire aussi courtois qu'ironique : ce serait Martial Raysse le lauréat parce qu'il était une vedette mondialement connue, un point c'est tout. Les troupes du ministère s'empressaient en effet de rejoindre les responsables des deux grandes institutions. L'affaire était réglée. Je crois qu'il est inutile de commenter. Notons que ce Grand Prix de Peinture, que Jack Lang avait voulu prestigieux, fut supprimé en 1998.
Deuxième souvenir. Celui d'un déjeuner, précisément la même année 1985, avec Martial Raysse pour préparer un texte monographique que je devais lui consacrer. Grand, mince, l'artiste encore quadragénaire m'apparut à la fois comme le séducteur international qu'il avait été vingt ans plus tôt, et comme un artiste étonnamment sincère, assailli par le doute. Il ne tenait pas à évoquer sa fameuse « hygiène de la vision » mais, en me regardant droit dans les yeux, il voulait me délivrer un message : « Maintenant, il faut que je devienne un peintre de tradition française, et c'est dur d'apprendre vous savez ! » Il me parla de Philippe de Champaigne, de Poussin et d'Ingres. D'Ingres surtout, dont ses propres variations passées sur la Grande Odalisque avaient fait sensation. Mais il ne s'agissait plus de traiter en vert une photographie du tableau. Il était question maintenant d'apprendre à dessiner. Je ne savais pas, alors, qu'il déclarerait forfait en 2001 en griffonnant sur un médiocre dessin d'après la tête de l'Odalisque : « Ingres rend fou ». Ce dessin en forme d'aveu figurera-t-il dans la rétrospective ? Je n'en sais rien. Je suppose que l'on retrouvera Raysse beach et les demoiselles Ambre Solaire qui le rendirent célèbre et, pour la période récente, les grandes tartines de 3 x 6 mètres comme Le jour des roses sur le toit (2005) dont le principal attrait, hélas, est la paire de fesses de la jeune personne qui nous tourne le dos à gauche. N'y a-t-il vraiment « personne d'autre » parmi les peintres français de ce temps comme le pensait déjà le directeur du MNAM en 1985 ? Si c'était vrai, je penserais que c'est un peu triste.
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