L'exposition de rentrée d'Ivan Messac (à partir du 5 septembre, Art to be Gallery à Lille) a pour titre « beware ». Autrement dit : « faites gaffe ». J'interroge Ivan : s'agit-il bien de mettre en garde ceux qui se répandent en propos définitifs, généralement hostiles, sur l'art moderniste en général et éventuellement sur son propre travail en particulier ? Il me confirme : oui, les artistes vivants comme lui sont fatigués des attaques infondées de divers maîtres-penseurs qui, du haut de leur autorité en diverses matières (par exemple la philosophie) accablent l'art de ce temps auquel ils n'entendent rien. Luc Ferry s'est particulièrement distingué cet été en ce domaine avec une chronique publiée le 24 juillet par Le Figaro sous le titre Soulages et l'art contemporain : de l'humour au pompeux. Il entendait « briser l'unanimisme touchant qui a entouré voici quelques semaines l'inauguration par François Hollande du Musée Soulages. » Ayant affecté de considérer Soulages comme un simple fabricant de monochromes noirs, il glissait aussitôt vers ce que l'on appelle l'art contemporain, et s'attribuait « du courage » pour proclamer « haut et fort que ces oeuvres conceptuelles laissent de marbre tous ceux qui aiment encore le sens et la beauté. » Bref : Soulages, pur peintre bizarrement rangé parmi les « conceptuels », ne ferait que recopier (pompeusement) le Combat de nègres dans un tunnel concocté en 1882 par l'humoriste fumiste Paul Bilhaud... On comprend qu'un historien de l'art aussi distingué que Philippe Dagen ait eu un coup de sang, comme en témoigne son « analyse » particulièrement acerbe publiée le 2 août par Le Monde sous le titre : Non, Luc Ferry, le travail de Soulages n'est pas une « blague ».
Or Luc Ferry est un récidiviste : déjà, en novembre 2010, j'avais relevé ici-même son dérapage à propos de Rothko dans son nouveau livre (La révolution de l'amour) ; il écrivait en effet avec une incroyable légèreté : « Un 'beau' Rothko, bien orange, avec sa jolie patine décolorée accroché au mur, pourquoi pas après tout ? Je n'ai rien contre, rien pour non plus à vrai dire... » (p. 446). Je me demandais alors comment un théoricien respecté de la beauté pouvait ne pas la distinguer devant l'une des expressions canoniques du sublime au XXe siècle. Dans la polémique de cet été, M. Cerrutti, PDG de Sotheby's, publiait dans le Figaro une réponse à Luc Ferry constituant une aubaine pour ce dernier, qui proposait le 14 août dans son journal une Réponse « fumiste » aux gardes rouges de l'art contemporain dans laquelle il s'en prenait au malheureux M. Cerrutti, et se gardait bien de seulement nommer Philippe Dagen dont les flèches avaient dû viser juste. « Face aux prétendues 'réponses' des gardes rouges dont l'inculture historique et philosophique est l'arme principale, écrivait-il avec quelque emphase, mon attitude est simple : bien faire et laisser dire ». Il est plutôt amusant, soit dit en passant, de voir le normalien-agrégé Ferry accuser d'inculture historique et philosophique un autre normalien-agrégé, Philippe Dagen, implicitement enrôlé par ses soins dans l'improbable troupe des « gardes rouges » de l'art contemporain, objet de son ressentiment.
« Bien faire », dit-il ? Pour clairement montrer sa largeur de vue et sa connaissance approfondie de l'art contemporain, Luc Ferry tient à nous faire savoir que « bien des artistes me touchent aujourd'hui encore, Richter ou Kieffer par exemple... » Veut-il parler d'Anselm Kiefer avec un seul f ? Cette faute d'orthographe apparaît fâcheusement révélatrice du manque de familiarité de l'ancien ministre de l'éducation avec un art contemporain décidément obscur pour lui : a-t-il seulement conscience du fait que Pierre Soulages, sa cible du jour, n'est nullement considéré comme un « artiste contemporain » au sens actuel, mais comme un « moderne » ? (Ainsi en est il, par exemple, dans le catalogue du Musée National d'Art Moderne). Quant aux attaques portées contre le maître de Rodez à propos de la valeur marchande de ses oeuvres, là aussi elles manquent leur but. Soulages a toujours été sous-coté par rapport aux abstraits lyriques américains de sa génération. Je me souviens que, étant consultant de Christie's en décembre 2007 à l'occasion d'une vente de peintres français, j'avais observé la satisfaction des organisateurs parce qu'un format moyen des années 50 de Soulages avait enfin atteint 800.000 euros, c'est-à-dire dépassé le symbolique million de dollars (dix fois moins, en tout cas, que Franz Kline, qui s'était par ailleurs notoirement « inspiré » du style du français aussitôt après avoir vu son travail chez Betty Parsons à New York en 1949... Curieusement, Gérard-Georges Lemaire déclare dans sa chronique ci-dessous que c'est impossible. Mais si, cher Gérard-Georges, Soulages lui-même me l'a démontré, preuves à l'appui !). Se servir de la valeur, désignée comme excessive, des oeuvres de Soulages pour mieux le disqualifier est, dans ces conditions, plus qu'une faute de goût : peut-être une mauvaise action. Beware, mister Ferry !
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