Vitupère, Thomas Bernhard, contre l'Autriche, son provincialisme étroit, réactionnaire, son passé nazi qui fait sans cesse retour (« Les gens peuvent écrire et parler comme ils l'entendent/La haine du Juif est la nature la plus pure, absolument non faussée de l'Autrichien »), contre la société, sa « morale close » et ses arrangements, sa médiocrité majoritaire (« les gens ne s'intéressent pas à l'art, 99% de l'humanité, en tout cas, ne s'intéresse pas le moins du monde à l'art... »), contre la vie elle-même, et son entêtement aveugle, sa tragique absurdité (« La vie est un procès judiciaire : peu importe qui on est et ce qu'on fait, on perd toujours »), oui, vitupère, invective, peste contre l'être-là des choses ! Et, même si l'imprécation évidemment ne sert à rien, au moins restera-t-il une oeuvre secouée d'indignation, traversée d'un grand Refus contre l'enrégimentement social. Il demeure la construction de l'individualité comme une boule de résistance...
Jusqu'au 5 juillet (deux mois plus tard on s'en souvient), au Théâtre du Lucernaire et dans une mise en scène minimaliste d'Olivier Martinaud, Laurent Sauvage et Olivier Martinaud disaient Mes Prix littéraires de Thomas Bernhard (traduction de l'allemand par Daniel Mirsky). Un second exercice avec deux nouveaux textes (Le prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême, Discours lors de la remise du prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême), puisque déjà un premier spectacle, avec Claude Aufaure (Le prix Grillparzer, Le prix d'État autrichien de littérature, Le prix Anton Wildgans), avait bien accroché le public sur ce thème apparemment limité... En fait, qu'il s'agisse d'un Bernhard jeune recevant son premier prix, ou bien âgé et expérimenté sur l'hypocrisie, la facticité des récompenses littéraires, cette description minutieuse de la cérémonie et des attitudes propres à ses participants nous montre que l'écrivain n'est jamais dupe des conventions, protocoles et distinctions. Il les contemple avec ironie, comme des rituels ineptes qui se déroulent mécaniquement au-dessus d'un gouffre sans fond... Ces railleries de Thomas Bernhard, cultivant avec humour les scandales provocateurs, méprisant tous les prestiges et tous les honneurs, peuvent rappeler dires et gestes des Cyniques, ces philosophes grecs (Diogène, Anthistène, Cratès, etc.) marqués par une réactivité à la fois agressive et désespérée, qui prêchaient une radicale indépendance à l'égard des choses, des hommes et des opinions communes, philosophes qui s'en tenaient exclusivement à l'essence individuelle à l'exclusion de tout concept... Ainsi, le total mépris des honneurs, des récompenses deviendrait une initiation philosophique aux rares (et vraies) valeurs. Et ce thème des prix littéraires ridiculisés prend bien plus d'ampleur qu'on l'imaginait de prime abord.
Plateau presque nu, lumière froide sur une moquette bleue, acteurs se posant frontalement devant le spectateur : les cinglantes diatribes de Thomas Bernhard, tout comme ses descriptions millimétrées sont ressenties comme des flèches perçant les carapaces d'indifférence. Notre monde désenchanté, la froideur invasive des technosciences... A un moment, il est question de la mort de l'Europe (« l'Europe, la plus belle Europe, est morte ; voilà la vérité et la réalité »), alors le spectateur, ayant en mémoire les résultats des dernières élections européennes, ne peut manquer d'entendre ces propos comme une dure prophétie.
Mais, au-delà de tous ces moments vifs où le texte agrippe le réel (Thomas Bernhard fut journaliste de 1952 à 1954), le statut artistique de cette littérature et de ce théâtre nous invite à considérer leur style. Apprécier toutes ces figures rhétoriques de la répétition (anaphore, épanalepse, épiphore, etc.), très prisées par l'auteur, et qui génèrent des effets comiques parfois, et parfois poétiques. Également la musicalité d'une prose où alternent larges développements et accélérations soudaines (on oublie trop souvent le premier Thomas Bernhard, essentiellement poète, et le féru de musique au Mozarteum de Salzbourg), et encore la sensation d'étrangeté qui, dans sa prose, émane des choses les plus familières. Nous voici dans le fascinant monde bernhardien : il sublime les ressassements et la colère, porte très haut l'éloquence de l'imprécation.
Bien au-delà de l'inanité factice des prix littéraires, des turpitudes autrichiennes ou des renoncements européens, des aliénations et infamies sociales, notre condition biologique absurde d' « être-pour-la-mort » ne peut - leçon de Thomas Bernhard, dans la ligne schopenhauerienne - être contrée que par l'oeuvre artistique, monde à part et citadelle poétique, devant quoi le « vouloir-vivre » perd de courts moments ses invasifs pouvoirs.
Vie, tu perds : Thomas Bernhard a objectivé, parodié, stylisé, mis en scène et finalement surmonté ton implacable, aveugle et absurde compulsion...
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