L'exposition Aux frontières de l'art brut (jusqu'au 25 février à la Halle Saint-Pierre) marque sans doute un tournant dans la ligne artistique qui prédominait jusque là en ces lieux, ligne déterminée largement par l'art brut, tel que Dubuffet l'a défini, ou l'art populaire ou l'art naïf traditionnel. La directrice du lieu et commissaire de l'exposition, Martine Lusardy, reconnaît que les quinze artistes sélectionnés ici sont inclassables selon les critères des arts précités. En effet l'art d'un certain nombre d'entre eux n'est ni « brut » ni naïf ni populaire ! Et ce jusqu'à interroger le visiteur sur la logique de l'exposition et/ou l'identité de la Halle Saint-Pierre... Précieux restent pourtant les chemins de traverse découverts par Dubuffet, hors des avenues balisées, savantes et historicisées de l'« asphyxiante culture ». En prônant la spontanéité du geste, en laissant toute la place au hasard, à la maladresse, à l'ignorance, à l'archaïsme, Dubuffet rend possible une altérité de la création et de la valeur esthétique, d'autant plus inestimable qu'elle reste très minoritaire, fragilisée par l'omnipotence de l'art officiel, avant-gardiste, marchand, académique, professoral, médiatique... Si, comme le pense Martine Lusardy, « l'art brut est devenu une réalité patrimoniale ouverte dont les contours sont en perpétuelle évolution », et si donc il n'est plus ce foyer de résistance qu'entretiennent des individus inadaptés ou réfractaires, en tous cas étrangers au vaste champ artistique, alors il nous faut dire adieu à l'art brut. Il aura fait son temps... Nous attardant sur quelques artistes de cette exposition, il faut bien admettre qu'ils n'ont plus grand chose à voir avec ces « autistes » que Jean Dubuffet avaient découverts pour constituer sa collection.
L'univers plastique de Marion Oster, image enfantine du bonheur, est empreint de kitsch, de merveilleux, de féerique. Des sortes d'autels où sont méticuleusement assemblés des fleurs, des poupées, des ex-voto, des colifichets, différents objets pailletés qui fusionnent dans une rutilance globale, symbolisant une affirmation naïve, paradisiaque. Mais ici nous n'avons pas affaire à une illuminée, bien plutôt à une personnalité adulte et adaptée qui, ayant déjà créé un espace culturel à Paris et dirigeant une galerie d'art à Lyon, n'est sans doute pas tout à fait candide en matière artistique... Marc Décimo crée des espèces de filets qui peuvent évoquer un mycélium ou un rhizome proliférant ou encore des circuits neuronaux aux synapses desquels surgissent, drôles et colorées, des figurines en plastique. Linguiste, sémioticien, historien d'art contemporain, spécialiste de Duchamp et ayant beaucoup écrit sur l'art brut, ses créations procèdent-elles de ses vastes connaissances et nombreuses références dans le domaine ou bien de son inspiration propre, intime ? La question peut être posée. Sur des cartons de dossier, Etty Buzyn se livre à des dessins automatiques au stylo à bille qui se développent harmonieusement en formes décoratives et végétales tout à fait séduisantes. Etty Buzyn est psychanalyste, ses dessins inspirés par les propos des analysants, et elle donne des conférences sur « L'importance du rêve et de l'imaginaire dans le développement psychique de l'individu »... Ronan-Jim Sevellec est fils d'artiste, initié au dessin, modelage et à la peinture auprès de son père. Il a déjà réalisé des maquettes pour des films et fabrique aujourd'hui en virtuose des boîtes éclairées dans lesquelles - atelier d'artiste, bibliothèque ou intérieur exotique - en miniature il reproduit minutieusement, respectueusement la réalité objective. On ne peut évidemment pas dire qu'il lui préfère les maelströms de sa subjectivité ! Et, dans cette exposition, l'on peut citer d'autres exemples d'artistes éduqués, cultivés, voire érudits, auxquels ne s'applique nullement la possibilité de vider « les têtes de tout le fatras qui les encombre » (Dubuffet). Mais, rétorquera-t-on à juste titre, on trouve aussi d'autres créateurs (comme Gabriel Audebert, Mohamed Babahoum, Jean Branciard, Roger Lorance, Jon Sarkin, Yoshihiro Watanabe) que l'on pourrait croiser au détour des chemins hirsutes et sauvages de l'art brut. Alors ?... Justement c'est ce mixage, où l'on trouve aussi bien des artistes formés que des créateurs profanes, des savants que des naïfs, des étrangers aux circuits professionnels de l'art que des pratiquants habiles, etc., qui non seulement peut finir par créer un brouillage d'ensemble mais encore défait la notion basique d'art brut. Et au profit de quoi ? D'une manière finalement, avec « sa marque particulière, reconnaissable au premier coup d'oeil » (sic). Et quelle serait cette manière ? Celle, continue Martine Lusardy dans sa présentation, d'« expérimentateurs intarissables, obsessionnels, proliférants », c'est-à-dire, concrètement et dans une traduction stylistique, un art de la surcharge majoritairement, un hyperbaroquisme foisonnant. À moins que les expositions différentes du premier étage jouent un rôle de rééquilibrage, ce pourrait être là finalement la nouvelle ligne esthétique de la Halle Saint-Pierre, « échappant à l'orthodoxie des positions de Jean Dubuffet » (sic).
Pourquoi pas après tout... Dans un monde saturé d'images et hypermédiatisé comme le nôtre (et comme ne l'était pas celui de Dubuffet), une extériorité indemne et sauve est-elle encore envisageable ? Mais répondre non, n'est-ce pas définitivement l'enterrer ?
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