La compassion, ce sentiment de pitié que l'on éprouve pour le malheur d'autrui et qui nous incite à le partager d'une manière ou d'une autre, n'est pas si répandue. La première réaction fréquente est, comme s'il était une maladie contagieuse, de fuir le malheur ou de s'en protéger. Et par exemple le geste photographique peut facilement créer et maintenir une distance de protection avec le malheur d'autrui. Sauf si le regard qui le commande est d'emblée compassionnel... L'oeuvre de la photographe chilienne Paz Errázuriz (née en 1944 à Santiago) est largement empreinte de ce sentiment, de cette empathie. Jusqu'au 20 décembre à la Maison de l'Amérique latine, sous le nom d'Histoires inachevées, voici une rétrospective de l'oeuvre abondante de Paz Errázuriz. Cette photographe autodidacte, émue par le sort des miséreux, opprimés et marginaux durant l'effroyable dictature du général Pinochet (de 1973 jusqu'en 1990), a trouvé dans l'acte photographique la meilleure façon de lutter contre l'« invisibilisation » de toutes celles et ceux qui n'ont jamais de place dans les grands magazines. Ceux-là leur préfèrant les scintillements de la gloire ou bien les feux de la guerre.
Cette première exposition monographique à Paris - un ensemble de cent vingt tirages en noir et blanc eux-mêmes issus de quinze séries différentes, dont trois encore inédites - nous fait entrevoir assez vite le fil directeur de cette oeuvre photographique. Dès la première salle aux murs rouges, le ton est donné avec la série Sepur Zarco. Des femmes autochtones issues d'une petite communauté près de Sepur Zarco furent violées et réduites en esclavage par les militaires. Quinze survivantes se battirent, entre 2011 et 2016, pour obtenir enfin justice qui leur fut, sous forme de réparations, partiellement rendue. Les portraits graves de ces « abuelas » en costumes traditionnels rendent hommage à leur bravoure, à leur dignité, alors que personne ne s'intéressait à elles. C'est toujours dans l'empathie et le respect que Paz Errázuriz photographie ses modèles, des êtres le plus souvent malmenés, fragilisés. Dans un entretien qui date de l'année dernière, elle déclare : « prendre une photo est vraiment très intrusif et se laisser photographier est très courageux. Il y a un engagement entre les deux parties, une sorte de pacte à ne pas trahir ». Combien de médiocres photographes mus par le seul voyeurisme tireraient profit de ces paroles !... Paz Errázuriz rencontrait ses modèles dans des hôpitaux psychiatriques, des centres d'accueil pour mineurs, des maisons de retraite, des clubs de boxe, des maisons closes... Également dans la rue. Par exemple la série Los Dormidos nous montre des hommes assommés par l'ivresse ou accablés de fatigue, de désespoir, trouvant un oubli réparateur mais fugace dans l'embrassement du sommeil. Par ailleurs la photographe chilienne donne souvent à voir - au sein, rappelons-le, d'une culture machiste que la dictature de Pinochet avait, davantage encore, durcie - une fragilité secrète, même chez des boxeurs, même chez des circassiens ou des lutteurs. Ce qui peut être psychanalytiquement rapproché d'une série photographique à part, montrant des statues masculines dont le pénis fut brisé (ce qui les féminise) ou d'une autre, importante, sur les travestis... Cette dernière série de portraits amorcée dès 1983, La manzana de Adán - une publication sous forme d'essai photo accompagné d'un texte de Claudia Donoso - a beaucoup joué pour sa célébrité (dans le contexte de l'émergence actuelle des communautés LGBTQIA+). Et, comme souvent hélas, contribué à réduire la représentation que l'on se fait de son oeuvre quand, par exception, on la connaît en France. Tout comme Béatrice Andrieux, la commissaire de cette grande exposition, nous l'avions remarquée (cf. Verso Hebdo du 14-9-2017) aux Rencontres d'Arles en 2017. Aux Amériques et dans plusieurs pays européens, Paz Errázuriz est bien connue : le MoMA, la Tate Modern, le Museo Reina Sofia l'ont déjà exposée. L'exposition de la Maison de l'Amérique latine répare notre méconnaissance.
Paz Errázuriz n'est pas intéressée par la mythologie de la force ou de la renommée. Elle n'a pas réalisé de photoreportages pour la presse. Ce n'est pas non plus une styliste ou une virtuose de la photographie. Juste, quand à la trentaine (Pinochet venait par un coup d'état de s'emparer du pouvoir) elle est licenciée de son poste d'institutrice en raison de son engagement de syndicaliste, elle transforme un complément de revenus, la photographie, en cette activité primordiale l'ouvrant à la rencontre empathique avec toutes ces personnes différemment meurtries par la dictature. Son appareil de photo lui a permis d'entrer « partout où je voulais. C'était un outil magique », comme elle le confie. L'ancienne institutrice est devenue élève. Elle apprend en photographiant, et sa commisération pour ses semblables ne cesse de croître. Par exemple la série bouleversante sur les pensionnaires d'hôpitaux psychiatriques... Elle pensait y trouver des prisonniers politiques enfermés par la dictature, comme une rumeur le laissait entendre. Mais elle y rencontre des supposés « fous » qui se blottissent dans leur détresse, s'enlacent et s'embrassent. « Son attention auprès des patients est telle qu'ils la surnomment tatie Paz ». Et Tatie Paz intitule cette série : El infarto del alma (« L'infarctus de l'âme »). Ce titre poétique est aussi emblématique de son oeuvre.
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