Comment interpréter la place significative qu'occupent les chats dans l'oeuvre de Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), à laquelle le Musée de Montmartre consacre une exposition pertinente (jusqu'au 11 février 2024), à l'occasion du centenaire de sa disparition ? Aucune des hypothèses qui vont suivre n'est peut-être valable, ou certaines ou alors toutes. Mais peu importe : leur fonction principale consiste à servir de guide pour approcher l'oeuvre du peintre, et surtout dessinateur. Également à évoquer cette exposition, dont le commissariat fut assuré par Leïla Jarbouai, conservatrice en chef des arts graphiques au Musée d'Orsay et Saskia Ooms, ancienne responsable de la conservation du Musée de Montmartre.
En dépit de siècles de relative domesticité, le chat est resté un animal insoumis et en partie sauvage. Il ne peut donc que séduire un dessinateur de presse rebelle, anarchiste tel que fut Steinlen... Comme l'a écrit en effet Leonor Fini, ailurophile, « Les révoltés, les rebelles, les singuliers, les solitaires, les isolés, les déchaînés aiment les chats ». Steinlen n'a-t-il pas de fait collaboré à tous les journaux à sensibilité libertaire et/ou qui ont fait de la justice sociale leur principal engagement ? En effet le Gil Blas illustré (1891-1900), Le Chambard socialiste (1893-1895), L'En-dehors (1894), La Feuille (1898-99) - ces deux derniers étant dirigés par Zo d'Axa, grand journaliste libertaire et antimilitariste -, le Rire (1895-1898), L'Assiette au beurre (1901-1905), les Temps nouveaux (dès 1902), le Cocorico et le Canard sauvage (1903) ont accueilli ses dessins satiriques et critiques au milieu de leurs colonnes. Ne s'est-il pas dressé contre l'armée et les juges durant l'Affaire Dreyfus, et n'a-t-il pas illustré de nombreux documents et livres émanant du mouvement anarchiste ? Pour ne citer que les doctrinaires les plus connus : Pierre Kropotkine (L'État, son rôle historique) et Élisée Reclus (Évolution et Révolution). Steinlen restait en prise directe avec la presse engagée en Europe (cf. ses liens avec Albert Langen, fondateur de la revue satirique et anarchiste allemande Simplicissimus, censurée par le Kaiser), il milita pour la création d'un syndicat des artistes peintres et dessinateurs devant adhérer à la CGT en 1905, il fit également partie d'un comité pour élever une statue à Louise Michel, etc. La deuxième partie de l'exposition, en même temps ligne politique globale, a d'ailleurs pour titre « Le peuple comme sujet et but de l'art ». On y découvre de vigoureux dessins qui montrent l'accablement des prolétaires, expriment la misère sociale, et cette vibrante peinture à l'huile, didactique, militante : Le cri des opprimés.
« Le moindre petit chat est un chef-d'oeuvre », disait Leonard de Vinci. Il est alors compréhensible qu'un dessinateur attentif et talentueux comme Steinlen ait travaillé sur les courbes, l'harmonie et le mouvement à partir de ce motif fécond du chat (il étudiait avec fantaisie chaque attitude du gracieux félidé : cf. l'étonnant Des chats), jusqu'à la parfaite stylisation - inspirant l'affichiste inventif, prolifique qu'il fut - dans cette admirable icône, La tournée du Chat noir. Une oeuvre extrêmement connue... Et non seulement parmi les plus beaux dessins de chats dans notre histoire de l'art figurent ceux de Steinlen, mais encore on a vraiment l'impression que « les lignes souples et les formes synthétiques, caractéristiques du style graphique de l'artiste » (sic) et contribuant à la sensualité des quelques nus visibles dans l'exposition, Steinlen les a peu à peu abstraites de ses innombrables dessins, peintures de chats (cf. le sidérant tableau, à la fois satanique, religieux et burlesque : Apothéose des chats).
Les chats, pour Steinlen, c'est Montmartre. Il s'y est établi en 1881, dès son arrivée à Paris... C'est un homme indépendant, casanier et il vit d'autant plus au milieu des chats que, deux ans plus tard, son logement de la rue des Abbesses est envahi par la gent griffue. Et quand, en 1894, Steinlen déménage rue Caulaincourt, dans une belle maison avec jardin et atelier, ce n'est pas moins d'une quinzaine de chats errants d'espèces multiples qui entourent l'artiste et lui servent de modèles ! On surnomma d'ailleurs cette maison The Cat's Cottage... Mais l'équivalence chats/Montmartre procède aussi, plus symboliquement, du fameux cabaret Le Chat noir. C'est notamment ici que Steinlen découvre la vie de bohême et artistique de la Butte (le musée de Montmartre, tout à fait habilité en l'occurrence, nous le montre très bien), qu'il fréquente les milieux anarchistes, tout en réalisant ses plus belles affiches. Le chat noir ne représente-t-il pas aussi cette ambiance de vie soyeuse, nocturne, sorcière de Montmartre ?
Les chats de gouttière en maraude, arpentant leur territoire, alertes et vigilants, Steinlen bien entendu ne pouvait que se reconnaître en eux, lui qui adorait tant flâner dans les rues (quand il ne s'enfermait pas chez lui), observant et croquant vite au crayon ou au fusain les mendiants accablés, les blanchisseuses courbées, les passants affairés, les nourrices embarrassées, les « femmes sans nom » prostituées, etc. Prompt et furtif comme un chat, Steinlen nous a offert de vifs dessins, poétisant la misère, plus tendres que ceux de Daumier. Le félin fait l'autre : altruisme, empathie de Steinlen au-delà de son anarchisme, de ses mots : « Tout vient du peuple, tout sort du peuple et nous ne sommes que ses porte-voix... »
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