Théâtre psychologique... Une tragédie personnelle, intime, sur scène. Un épouvantable et mystérieux fait divers, à partir d'un texte de Concita de Gregorio, Je crois que dehors c'est le printemps (c'était jusqu'au 21 octobre au Théâtre du Rond-Point). L'histoire : Irina Lucidi a un travail en Suisse, un mari, deux petites filles, et tout va très bien jusqu'au jour où le mari, emmenant avec lui les deux enfants, disparaît. Il est retrouvé mort quelques jours plus tard, et c'est un suicide, mais les deux fillettes resteront à jamais introuvables... Une triple perte, l'énigme étouffante, l'impossible travail du deuil concernant les enfants (où sont leur corps ?) et une tentative de reconstruction psychologique. Résilience après la dévastation. La sobre interprétation de Gaia Seitta (qui a également réalisé l'adaptation théâtrale) et la mise en scène complexe de Giorgio Barberio Corsetti se complètent à merveille. L'intervention sollicitée de neuf spectateurs et l'usage habile de deux caméras vidéo créent un écart novateur par rapport au théâtre psychologique conventionnel. On entre ainsi dans la vie intérieure de l'héroïne comme l'on recomposerait un puzzle. Et il se dégage quelque chose d'étrange de ce qui aurait dû nous accabler. Car se muer en poésies, tel est le destin des souvenirs.
Théâtre musical... Les mots devenus impuissants peuvent-ils être relayés par la musique ? Les gestes maladroits seront-ils transfigurés par la danse ? Jusqu'au 12 novembre, au théâtre de l'Atelier, Le Bel Indifférent de Jean Cocteau, dans la mise en scène chorégraphiée et surtout musicalisée de Christophe Perton, semble vouloir répondre à ce pari, à cette question sur les cruelles limites du verbe quand dissymétrique reste la communication et non partagée l'attente amoureuse... Romane Bohringer interprète ici cette femme mûre et pathétique, éminemment reconnue comme chanteuse Pop à succès, mais ironiquement déniée par son jeune et bel amant (Tristan Sagon) qui, à son torrent de paroles et supplications, « répond » par un silence cuirassé de muscles. Les musiques originales composées par Maurice Marius et Emmanuel Jessua, la chorégraphie de Gyslein Lefever, la présence constante des cinq musiciens magnifient des scènes déchirantes, que certains pourraient même trouver sordides, entre ce personnage féminin vieillissant et « un magnifique gigolo », ainsi que Jean Cocteau l'avait lui-même qualifié. « Et ton visage lisse sans un pli se moque et rit de mon visage qui porte le double de ton âge »... Le thème tragique de l'addiction (Cocteau était dépendant à l'opium et Édith Piaf, qui interpréta le personnage féminin, l'était à la morphine) celui de la solitude et du vieillissement imprègnent cette passion éminemment théâtrale.
Théâtre citoyen... Il faut se dépêcher pour aller voir Le pas de l'autre de François Gemenne, dans une conception et mise en scène didactiques de Michel André (jusqu'au 28 octobre au théâtre de Belleville), car ce spectacle de vérité, d'urgence vient percuter le bloc d'inconscience, en la plupart de nous, concernant la catastrophe climatique en cours et celle, humaine et collective, qui en découle. François Gémenne n'est pas un auteur de théâtre, mais c'est un chercheur, un auteur principal pour le GIEC et un spécialiste mondial des migrations climatiques. Franck Gazal est comédien et pleinement citoyen : « L'un est lanceur d'alerte, l'autre est passeur de parole ». Leur conjonction a contribué à la naissance de ce spectacle étonnant, remarquable, scientifique par sa rigueur et théâtral par sa créativité scénique. Aujourd'hui où, comme par hasard, les xénophobies et nationalismes montent un peu partout sur la planète, tout comme s'érigent barrières et murailles, il est avéré que les migrations massives sont de plus en plus reliées aux rapides dégradations climatiques. L'ère de l'anthropocène va surtout se traduire par un défi pour notre humanité, vraiment à tous les sens de ce mot. S'il n'échappe à personne que nous vivons tous sur la même planète, l'illusoire tentation de la fractionner en territoires protégés, étanches est stimulée par une peur confuse et montante qui se dégrade progressivement en haine. Cette conférence scénarisée est non seulement un cours inventif et drôle par ses projections, images, objets manipulés, mais encore il reprend Hugo écrivant : « Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire ».
Théâtre littéraire... À partir de l'oeuvre célèbre d'Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, un spectacle conçu et magistralement interprété par Pierre Martot (jusqu'au 29 octobre au Lavoir moderne parisien). Ce texte est plus littéraire que philosophique. L'idée en est simple, et il n'y a pas d'argumentation, de démonstration : la vie est absurde, c'est-à-dire dénuée de sens a priori ou plus exactement de finalité. Toute l'ingéniosité de ce texte brillant, appuyé sur un mythe grec qui symbolise cette absurdité, recourant à de belles figures d'éloquence, à des situations concrètes et à des métaphores, consiste à retourner une situation existentielle sans espoir en un défi exaltant qui fait la grandeur de l'Homme... Et comment le théâtre peut-il se saisir de ce monument littéraire ? D'abord, surtout en le donnant vigoureusement à entendre, ensuite en l'incarnant par une gestuelle et une symbolique des attitudes, des mouvements. Un cri de révolte dissimulé traverse cette prose classique, et Pierre Martot nous le fait entendre.
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