« Si on ne crée pas véritablement on détruit ». Cette phrase percutante, et quelque peu sibylline, que prononce le peintre Ricardo Cavallo dans le film réalisé par Barbet Schroeder qui lui est consacré, Ricardo et la peinture, résonne d'autant plus à nos oreilles que les massacres, les destructions effroyables dans les guerres au Proche-Orient et en Ukraine nous donnent parfois le sentiment qu'un instinct de mort s'est actuellement lâché, dans un monde en proie aux frénésies nationalistes... Mais la phrase s'avère porteuse d'un autre sens si, considérant la filmographie du réalisateur franco-suisse, l'on s'avise que trois de ses derniers longs-métrages avaient un rapport avec des forces destructrices (le fanatisme racialiste dans Le Vénérable W., le refoulement du nazisme dans Amnesia et la violence d'un déséquilibré dans La bête de l'ombre). Il était temps de passer à la création... Mais n'aurait-on le choix qu'entre créer ou détruire ? N'existe-t-il pas aussi des forces violentes dans la création, simplement domptées, attelées par l'Eros, la pulsion de vie ? Parce qu'il est le fait d'un créateur, cinéaste, se consacrant à un autre créateur, peintre, le film de Barbet Schroeder, plus qu'un portrait amical d'artiste (comme pouvait l'être le beau film Seule la Terre est éternelle de François Busnel sur l'écrivain Jim Harrison - cf. Verso Hebdo du 7-4-2022), nous montre quelques attitudes et conduites où se reconnaîtront sans doute un certain nombre de créateurs.
Barbet Schroeder (82 ans) dresse le portrait cinématographique, instruit d'une amitié vieille de quarante ans, de Ricardo Cavallo, ce peintre né en Argentine, de treize ans plus jeune que lui et totalement habité par son travail créateur. On dirait qu'à travers l'image de ce peintre, le cinéaste nous délivre un message d'exemplarité. La création comme valeur absolue... C'est que non seulement Ricardo Cavallo se consacre entièrement, passionnément à la peinture, au point de vivre comme un ermite (point de compagne ou compagnon, en effet, dans les parages) ne se nourrissant ascétiquement que de riz, légumes et fruits, mais encore il l'enseigne (ayant même créé une école gratuite Blei More, près de Morlaix où il vit actuellement, pour initier les enfants à la peinture), et enfin il n'arrête pas de visiter et revisiter les grands maîtres en un bel exercice d'admiration. Ce qui, loin de la réduire à sa seule démarche créative, ouvre son abondante parole à l'histoire de la peinture. De l'art rupestre vieux de 36 000 ans et des portraits du Fayoum (Égypte romaine du 1er siècle) à des problématiques picturales actuelles. Peut-être est-ce là d'ailleurs le seul point faible du personnage (ou alors du film, qui donne cette impression) que cette volubilité étourdissant parfois le spectateur. Cependant l'on ne mesure jamais assez le besoin pressant de paroles chez celles et ceux vivant dans le quotidien de la solitude... Mais ce film, ou ce documentaire (« Pour moi tout film est un documentaire » dit Barbet Schroeder) ne se réduit pas à un enregistrement de propos, si intéressants soient-ils, sur la peinture. Il installe chaleureusement une équipe de cinéma (elle est présente, visible dans le film) et le réalisateur et ami dans l'écosystème d'un créateur. Dans cette crique des gabbros, rochers de la côte finisterienne datant de 350 millions d'années, dans ces grottes aux tons subtils de Saint-Jean-du-Doigt, lieux difficiles d'accès où le peintre, avec tout son barda et de longues bottes, va patiemment travailler ses motifs. Dans les lieux où le peintre a (sur)vécu, comme cette chambre de bonne à Neuilly, désormais envahie par ses oeuvres. Dans la petite cuisine encombrée où Ricardo épluche consciencieusement ses légumes. Au musée du Louvre où les deux amis, côte-à-côte, échangent leurs réflexions sur Delacroix... Le peintre montre également sa façon de travailler. Peindre sur des plaques carrée d'environ 30x30 cm les fragments d'un site naturel panoramique, vertical (grotte) ou horizontal (rocailleux bord de mer), puis réunir ces nombreuses plaques, telles des éléments de mosaïque mis bout à bout, pour composer à la fin une oeuvre monumentale. Miraculeux passage de l'analyse à la synthèse, l'effet obtenu est spectaculaire... Et comme l'artiste déploie son oeuvre impressionnante dans la nature qui l'a inspirée, on a le sentiment qu'à elle il se mesure. Emblématique défi du créateur se vivant comme Homo Natura. Mais un autre aspect commun à la plupart des créateurs est révélé dans le film, et c'est le choc inspirateur inaugural - ou la claque initiale pourrait-on dire - qui fut occasionné moins par un élément du réel que par l'oeuvre d'un autre artiste. Comme le rappelait Malraux : « De même qu'un musicien aime la musique et non les rossignols, un poète des vers et non les couchers de soleil, un peintre n'est pas d'abord un homme qui aime les figures et les paysages. C'est un homme qui aime les tableaux... ». Les tableaux de Vélasquez furent l'inspiration magistrale de Ricardo Cavallo. Lui si disert ne trouve plus les mots suffisant à contenir son enthousiasme.
Le film de Barbet Schroeder dépasse Ricardo et la peinture. Il nous parle aussi de la création comme réponse puissante à la destruction. Également ascèse joyeuse, prodigue transmission, reprise d'un flambeau esthétique, défi amical à la nature et au temps... Une immanence absolue enfin trouvée : « L'art est la mystique que je cherchais », dit Ricardo.
|