Il faut faire bien attention au titre du livre de Philippe Verdin (éditions du cerf) : dans les dernières années de sa vie, Matisse célèbre et admiré dans le monde entier, mais accablé par ses ennuis de santé, en particulier à l'abdomen, qui justifièrent une opération à Lyon en 1943, en pleine guerre, avait absolument besoin d'un entourage dévoué et bienveillant. Lydia Delectorskaia d'abord, embauchée en 1932 comme garde malade et dame de compagnie, devenue modèle deux ans plus tard. Sa femme Amélie le quitte en 1940, et Lydia devient secrétaire, comptable et de plus en plus modèle représentée 69 fois par le maître. Elle accueille avec sympathie Monique Bourgeois comme infirmière, et bientôt modèle elle aussi quand elle sera devenue soeur Jacques-Marie, nouant une relation complice et affectueuse avec Matisse qui a besoin d'un gynécée aux petits soins pour poursuivre sa création. Lydia n'en prendra pas ombrage (elle restera 22 ans aux côtés du Patron). Matisse choisira de baptiser fleurt sa relation avec soeur Jacques-Marie qui sera à l'initiative de son dernier chef d'oeuvre, la chapelle de Vence.
Mais un des aspects les plus intéressants du livre est sans doute l'histoire de la relation de Matisse et Picasso. Ils se connaissent depuis cinquante ans sans pourtant se tutoyer. Un jour de mars 1946, Lydia accueille Picasso accompagné de sa nouvelle compagne, Françoise Gilot. Cette dernière a découvert sa vocation de peintre en contemplant les toiles de Matisse au Pavillon de l'art français pendant l'exposition internationale de Paris en 1937. C'est un bonheur pour elle de pénétrer dans l'atelier du maître, elle comprend comment Matisse apportait l'impression de relief dans une surface décorative qui, « sinon écrit Philippe Verdin, l'oeuvre eût paru plate. Cependant, il était prêt à enfreindre ses propres principes si cela pouvait exalter l'admirable sensualité de l'oeuvre, l'impression d'unité ou même d'innocence. » Lorsqu'elle avait rencontré Picasso en juin 1943, dans son atelier, elle s'était extasiée devant la Nature morte aux oranges de Matisse ! », et Picasso l'avait approuvée : « Matisse est un magicien, son usage de la couleur tient du prodige. »
Il n'empêche : Picasso est jaloux. Quand Matisse propose à Françoise de faire son portrait, accompagnée de Picasso, il accepte en maugréant, mais il veut voir l'évolution de la création de son aîné de douze ans. « Françoise est surprise : Matisse souverain, paisible, taquin, un rien séducteur, et Pablo comme un élève qui essaie d'exister face à la suprématie douce mais flagrante du maître. Elle remarque que Matisse et ses audaces, Matisse et ses inventions de couleurs, de matières et de formes stimule Picasso, le provoque, le contamine. Ainsi, après cette première visite à Vence où il a vu Matisse esquisser d'un geste vif des silhouettes, des portraits saisis d'un coup de mine, Françoise constate : « Picasso fait du Picasso bien sûr, mais en rivalisant avec Matisse... Un rival respectueux et admiratif, n'est-ce pas un émule ? »
La cause est entendue dans ce livre passionnant : Matisse était bien le plus grand peintre du XXe siècle, et Picasso, certes génial, n'était que son disciple.
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