L'artiste Ernest Pignon-Ernest jouit, au moins en France, d'une popularité enviable : il est très admiré, dans toutes les couches sociales, pour la virtuosité de son dessin. On sait généralement, depuis sa grande série de Communards suppliciés disposée notamment sur les marches de la colline du Sacré-Coeur en 1990, qu'il intervient dans la rue avec ses oeuvres (sérigraphiées ou originales), ce qui fait de lui un précurseur reconnu du street-art. D'ailleurs, le Courtauld Institute de Londres l'a invité en 2012 pour une conférence intitulée Before Banksy. Ses dessins témoignent presque toujours d'un engagement déterminé dans les luttes politiques et sociales : ceux qu'il a placés par exemple dans les rues de Johannesburg (2002), Ramallah (2009) ou Jérusalem est (2009) n'étaient pas neutres. Pignon-Ernest, né dans une famille communiste niçoise, n'a jamais abandonné ses convictions de jeunesse. Sa dernière exposition, Prisons, actuellement à la galerie Lelong (jusqu'au 29 mars) est une occasion bouleversante pour l'artiste d'exprimer sa proximité avec les résistants qui furent emprisonnés et torturés dans la prison Saint Paul de Lyon en 1943, et d'une manière générale de dire sa tendresse pour les taulards, dont en premier Jean Genet. La presse a commencé à rendre compte de l'événement, le plus souvent en se contentant de reproduire tout ou partie d'une déclaration de l'artiste distribuée par la galerie, que je cite à mon tour :
« Dans cette architecture carcérale du XIXe siècle, les murs affirment leur poids, leur pesante épaisseur : poids de pierres, de blindage, poids d'histoire et de douleur aussi... Les murs sont coiffés de ces dentelles d'acier aiguisées et redoutables que sont les barbelés auxquels, dérisoires, pathétiques, sont accrochés, comme des insectes dans une toile d'araignée, des lambeaux de vêtements, de couvertures et des dizaines de « yoyos », ces bouteilles de plastique qu'avec l'aide d'une ficelle les détenus tentent de faire passer, en les balançant de fenêtre en fenêtre... » Pignon a dessiné sur les murs, puis photographié, ces yoyos, « signes de colère, de désir, de culpabilité, de désespoir, d'amour... » Le visiteur comprend et partage l'émotion de l'artiste, il admire en particulier les grands gisants, magnifiques fusains sur papier du fond de la galerie manifestant une science des drapés sans pareille, dont cependant les liens avec la prison paraissent indécis. Reste peut-être à dire, à ce visiteur, comment se situe cette démarche dans l'histoire de l'art.
Or la Maison des Arts de Malakoff, qui consacre de son côté ces jours-ci une mini-rétrospective à Pignon-Ernest (jusqu'au 30 mars) se risque sur ce terrain, et elle a raison : comment expliquer l'association du classicisme des dessins de Pignon-Ernest avec l'avant-gardisme de ses interventions sur le terrain ? Elle propose de le désigner comme un « antimoderne » au sens d'Antoine Compagnon dans son livre Les Antimodernes. C'est-à dire : « moderne pris dans le mouvement de l'histoire mais incapable de faire son deuil du passé. » Voilà une piste intéressante : creusons un peu. Le dossier de presse de la Maison des Arts assure que Pignon-Ernest « place ses travaux sous le haut-patronage de Caravage ». Cette référence à Caravage est en effet revendiquée par l'artiste depuis plus de trente ans. Mais ici j'ai envie de demander : quel Caravage ? J'ouvre l'ouvrage monumental de Mia Cianotti qui me donne toute les peintures du maître, mais aucun dessin. Poursuivant mes recherches, je ne trouve qu'un lavis à l'encre brune, préparatoire au tableau de la chapelle Cerasi de l'église Santa Maria del Popolo à Rome, la Crucifixion de Saint Pierre. Lavis dramatique, mais lumineux : nous sommes très loin des sombres et grandioses fusains de la galerie Lelong. Alors ? La vérité, me semble-t-il, est que Caravage, pur peintre, a très peu dessiné et que Ernest Pignon-Ernest, pur dessinateur qui ne peint jamais, a entrepris de dessiner comme l'aurait fait le Caravage s'il n'avait pas peint ! C'est ce qui fait la profonde originalité et le caractère fascinant de son oeuvre. Incapable de faire son deuil du dessin dans la grande manière du XVIIe siècle, Pignon-Ernest en invente une modalité qui lui est finalement entièrement personnelle pour lancer des messages qui nous sont absolument contemporains. Il fallait le faire, non ? Ajoutons ceci : il y a aujourd'hui quelques grands dessinateurs, mais qui tous pratiquent en même temps une autre forme d'expression, généralement la peinture. À ma connaissance, Pignon-Ernest est le seul qui se consacre exclusivement au dessin depuis toujours. Voilà pourquoi il apparaît indiscutablement comme le plus grand dessinateur du monde aujourd'hui. Il est vrai que dans sa catégorie ainsi définie, il n'y a pas de concurrent connu...
www.pignon-ernest.com
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