Voilà 36 ans que le Festival international de films documentaires essaye, à travers les subtiles mailles de ses courts, moyens et longs-métrages, d'attraper l'impossible réel !... Un réel déjà filtré par nos représentations collectives (cf. travaux de Denise Jodelet) et individuelles, un réel organisé, traduit par nos langages et devenu en fait discours, figures, images, fictions et « vérités ». Si bien qu'au final, « ... le réel, ou ce qui est perçu comme tel, est ce qui résiste absolument à la symbolisation. En fin de compte, le sentiment du réel ne se présente-t-il pas, à son maximum, dans la brûlante manifestation d'une réalisation irréelle, hallucinatoire ? », comme l'écrit Jacques Lacan dans son premier Séminaire. Et, parfois, le Cinéma du Réel nous hallucine... Oui, tout à fait, crevant ainsi le défilé continuel des stéréotypes, images convenues ou mythiques, des figures obligées de l'omniprésent cinéma de fiction. Ce défilé agréable, rassurant, qui s'interpose entre le réel et nous.
Mais, le plus souvent, soit le Cinéma du Réel - une manifestation annuelle, achevée dimanche dernier et devenue incontournable aussi bien pour l'anthropologue que pour le documentariste ou le cinéphile - nous ouvre à des réalités que nous ignorons (ex. : Kamen - Les pierres de Florence Lazar), soit il dilate des réalités généralement réduites à leurs courts clichés (ex. : Mare magnum d'Ester Sparatore et Letizia Gullo), soit il réactualise une présence immédiate au monde, dans une attitude phénoménologique de mise entre parenthèses de nos idées ou connaissances (ex : Sacro Gra de Gianfranco Rosi) ; toutes ces démarches pouvant bien entendu se croiser... Ce cinéma fonctionne comme dévoilement, si nous voulons bien garder à l'esprit que des voiles culturels (ex : Le rappel des oiseaux de Stéphane Batut : notre relation à la mort), idéologiques et psychologiques (ex : Le dernier voyage de Madame Phung de Tham Nguyen Thi : notre image des travestis) oblitèrent notre regard. Maintenant, ne nous y trompons pas : à la différence du reportage, le documentaire, construisant sa problématique à partir d'un synopsis soigneusement composé et d'un montage longuement réfléchi, témoignant aussi de choix et d'engagements subjectifs profonds, est une création cinématographique artistique. Mais voilà, c'est un art d'appréhender le réel, parce que la sentence bien connue selon quoi la réalité dépasse la fiction travaille sans doute, et de manière différente, chaque documentariste... Une preuve simplement institutionnelle de cette dimension artistique du documentaire : le Lion d'Or du festival de Venise 2013 fut attribué au film Sacro Gra, documentaire en ouverture du festival Cinéma du réel.
C'est tout un art que dessiller les yeux au spectateur, et toute une poésie que lui permettre de revenir aux choses-mêmes.
Si ce festival nous invite à nous confronter au réel, à le redécouvrir, il est vrai qu'une certaine technologie contemporaine, en développant les séductions du virtuel, nous incite à nous en échapper. Que l'on songe à Second Life et ses avatars sur internet, ou aux jeux vidéos 3D, ou plus simplement à Siri, assistant personnel « intelligent » qui, sur iPhone, reconnaît votre voix et répond à vos requêtes. En même temps, l'intelligence artificielle fait d'immenses progrès, la capacité d'apprendre, donc évoluer, lui étant désormais adjointe, ainsi que des émotions !... Aussi Her, l'intelligent film de Spike Jonze, est à peine de la science-fiction.
Samantha, la meilleure des secrétaires, fine psychologue à la voix suave, comprend à merveille son patron, Theodore, elle le conseille avec pertinence, lui redonne le goût à la vie (il sortait d'une rupture sentimentale douloureuse), arrive même à le rendre amoureux fou de sa présence cajoleuse et enveloppante. Elle-même tombe aussi amoureuse de Theodore... Se déroulant dans un futur proche à Los Angeles, voilà une belle histoire romantique qu'un petit détail, toutefois, mue en inquiétante tragédie : Samantha n'existe pas. Elle n'est qu'un système d'exploitation sophistiqué que matérialise une voix artificielle, un prodige de cybernétique développant au mieux une présence humaine virtuelle !
Dans une civilisation qui favorise le narcissisme (cf. l'essai du philosophe Christopher Lasch, La culture du narcissisme), l'autre idéal ne peut être qu'un écho de soi, comme le beau mythe de Narcisse et de la nymphe Echo en témoigne admirablement. Aujourd'hui déjà, demain sans doute, cet écho sera une intelligence artificielle, évoluant pour être au plus près de chacun, devenant même une Muse pour l'artiste : ce que suggère le film, primé à juste titre pour son scénario. Et les scènes montrant l'emprise du virtuel technologique sur les humains recèlent une vraisemblance qui bouleverse. Dépression, narcissisme, solitude, virtuel dans un monde où règne l'intelligence artificielle la plus sophistiquée...
Et si ce virtuel-là devenait le réel de demain ?
|