On annonce, du 15 février au 11 mai, une exposition de Bernard Rancillac sous le titre Récits, à L'Aspirateur, « lieu d'art contemporain » de Narbonne. Je n'aurai sans doute pas l'occasion d'y aller, mais voilà une trop rare occasion de saluer l'oeuvre de Rancillac, artiste né en 1931, bien connu pour son mauvais caractère (il aime à se proclamer lui-même un « emmerdeur ») mais surtout pour la formidable indépendance de sa position d'artiste hors normes. Le chemin parcouru a été long, depuis que ce fils de grand bourgeois psycho-rigide agrégé de l'Université découvrit, en seconde au lycée Lakanal, grâce à un très jeune professeur d'histoire et grand résistant nommé Marc Ferro, qu'il existait une autre forme de pensée que les options réactionnaires de son incommode paternel. Le jeune Bernard devint peintre, homme de gauche nuance anarchiste, et inventa le concept des Mythologies quotidiennes pour une exposition légendaire qu'il organisa en 1964 avec notamment ses amis le peintre Hervé Télémaque et le critique Gérald Gassiot-Talabot au musée d'art moderne de la ville de Paris. De cette exposition sortit la Figuration narrative dont il est, aujourd'hui encore, le chef de file historique.
Ajoutons que Catherine Millet soi-même écrivit de Rancillac en 1996 qu'il est l'auteur de deux des icônes majeures du XXe siècle (« ce qui n'est pas donné à tout le monde » concluait-elle avec admiration). Il s'agit de Sainte Mère la vache, un tableau de 1966, et de la célébrissime affiche sérigraphiée exécutée à l'Atelier populaire des Beaux Arts en 1968, Nous sommes tous des juifs et des allemands, où l'on voyait Daniel Cohn-Bendit, hilare, défier un CRS. Ces deux oeuvres avaient été construites à partir de photographies de presse. Rancillac est en effet passionné par l'actualité, surtout politique, et dévoreur de médias. Là est la clef de son travail d'artiste : une réactivité intense aux images publiées par la presse, sur la base desquelles il élabore ses Récits. Il y a eu évolution dans ses procédés, pour des raisons qu'il me confiait il y a une dizaine d'années dans une série d'entretiens jamais publiés à ce jour. Extraits : « Je parle encore de politique, évidemment, mais j'ai tout de même changé. La politique, c'est ce qui se passe dans la ville, et maintenant la ville, c'est le monde. Je me tiens maladivement au courant de ce qui se passe partout... En 1966, il était admis qu'un peintre puisse prendre des photos d'actualité dans des journaux et revues et les utilise sans problème. Je pouvais donc parler facilement de l'actualité la plus immédiate dans mes tableaux, ce qui avait conduit Pierre Bourdieu à écrire que je faisais voir aux lecteurs de ces revues ce que l'on avait pas voulu leur montrer, et qu'ils n'avaient donc pas vraiment vu. La photo est très maniable, on peut lui faire dire ce que l'on veut... Bourdieu disait que Rancillac est là pour décrypter la photo et lui faire dire ce qu'elle n'a pas envie de dire. »
Or depuis dix ou quinze ans, Rancillac ne peut plus le faire, car il y a désormais une jurisprudence très favorable aux photographes dans la protection de leur travail, ce qu'il approuve, mais qui le contraint à acheter des clichés aux agences de presse ou à carrément changer de manière de travailler, par exemple en introduisant dans sa peinture la troisième dimension. Tel fut le cas, entre autres, de Femme d'Alger en 1998, partiellement masquée par de véritables branchages, et qui témoignait de la question de la condition féminine en Algérie. Encore un tableau « politique » qui se comprend en écoutant Rancillac : « C'est grâce à la politique que je fais de la peinture. Dans un univers plat, sans événements, je serais désespéré. Il faut pouvoir émettre une protestation pour faire de l'art en ce qui me concerne. Je plains les abstraits géométriques... »
Ma conclusion sera double : 1°) Si vous avez l'occasion de passer à Narbonne, ne ratez pas l'exposition Rancillac. Vous êtes assuré de ne pas vous ennuyer. 2°) Pourquoi les officiels parisiens de l'art sont-ils si frileux en ce qui concerne cet artiste que l'on ne voit guère en solo dans les grandes institutions ? Qu'ils imitent donc les responsables de l'Aspirateur, qui invitent non seulement Rancillac, mais encore Erró ou Monory. Après l'exposition Figuration narrative étroite et ratée dans un coin du Grand Palais en 2008, les artistes de cette tendance attendent toujours une véritable reconnaissance.
www.bernardrancillac.com
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