Triste visage féminin crayeux, aux lèvres et cheveux bleus, effleuré par un athlétique Horus. Et derrière, comme toujours, le mur décrépit, fissuré d'une sordide chambre d'hôtel. La fenêtre déglinguée ouvre sur la ville d'un pays (l'ex-Yougoslavie ?) du bloc communiste. Cette ville a été propulsée dans un futur lointain… Visage masculin grave, ressemblant au dessinateur lui-même ou à l'acteur Bruno Ganz. Il émerge d'une vieille tenue de cosmonaute, et guette quelque chose qui ne viendra plus. Et derrière, une muraille trouée, salie, zébrée… Voici plus loin les chimères d'une archaïque mythologie ayant croisé des cyborgs futuristes pour de monstrueux enfantements. Et les rejetons s'avèrent à la fois machines, hommes et bêtes. Du « mecanhumanimal » devant de mornes façades lépreuses, et sous des cieux plombés, abyssaux où flottent, lugubres, de visqueuses créatures de l'espace.
L'affliction qui imprègne ces dessins où jamais personne ne sourit, si omniprésente qu'on ne la perçoit même plus, ne se brise que dans la soudaine agression. Les corps prostrés dans des bleus cobalt, toutes les ruines et poutrelles de gris froid, les couples désassemblés sur du blanc sale nous racontent les utopies brisées, les mille décombres de l'âme. Est-ce parce qu'elles saignent encore, les blessures secrètes, que tant de personnages dessinés par Enki Bilal ont des pansements, des bandages, des attelles ?
Et que se passe-t-il lorsqu'on mêle ironiquement cet univers technique en dislocation avancée aux pimpantes machines du Musée des arts et métiers, à l'espace euphorique de l'innovation industrielle et technologique ? Comment reçoit-on Mecanhumanimal (c'est le titre de l'exposition, prolongée jusqu'au 16 mars tant elle a plu à un public large et varié) quand le doute commence à poindre sur la monovalence positive du Progrès ? L'inquiète conscience écologique d'Enki Bilal (même s'il trouve ce qualificatif trop restreint !) peut-elle faire bon ménage avec l'ode au progrès scientifique, symbolisée, sur le parvis du musée, par la statue en bronze de l'inventeur Zénobe Gramme qui conçut la première dynamo ?… La réponse se trouve dans le beau succès de l'exposition reflétant, par sa dialectique, nos contradictions par rapport à la technologie et à ses avancées vertigineuses.
Nous rêvons en effet d'un monde assisté par la robotique et nous craignons les monstruosités, les barbaries et les mutations qui peuvent en surgir. Nous voudrions que la technoscience nous emporte au-delà de nos limites humaines (cf. le transhumanisme de Ray Kurzweil), et toute altération de notre identité humaine nous angoisse. Alors ?…
En attendant de répondre collectivement à ces questions fondamentales, nous nous trouvons présentement devant une exposition artistique d'Enki Bilal, dont il faut déjà rappeler qu'il fait partie actuellement des peintres français contemporains les mieux cotés… Ses techniques restent pourtant classiques : il est passé de la gouache plus encre de Chine à de l'acrylique plus pastel ; et en toute simplicité il n'hésite pas à travailler sur du papier déjà coloré. Son trait, à l'évidence marqué par l'économie efficace propre aux « bédéistes », n'a rien de remarquable… Seulement voilà, signe déterminant de l'artiste original, authentique, Enki Bilal possède un univers entier qui lui est propre, de la gamme chromatique aux personnages en passant par les décors, la composition, le système symbolique. Enki Bilal a su s'extraire des contraintes du récit, de la science-fiction, pour mettre en forme une ambiance spécifique, fascinante, inspirée, obéissant à une nécessité intérieure puissante. Enki Bilal crée une oeuvre à la fois graphique, picturale et cinématographique (quatre films, dont le troublant Bunker Palace Hôtel) qui s'adresse à notre inconscient et à ses archétypes, également à notre conscience sociale, à notre esprit critique. L'année dernière, le Musée du Louvre l'a invité à exposer une vingtaine de photographies de tableaux connus, dans lesquelles il a dessiné des fantômes. Et ici, dans cette exposition dont il est le commissaire, Enki Bilal a choisi dans les réserves des objets et des machines qu'il a rebaptisés. Cette aisance avec laquelle il passe d'un mode d'expression à l'autre (il a conçu, deux fois déjà, des costumes et décors pour d'autres manifestations), cette sûreté du choix témoignent d'une esthétique substantielle qui transcende la bande dessinée dont il est issu, la science-fiction où il se meut, le dessin figuratif qui est son adresse.
Enki Bilal nous projette dans un futur lointain, technicisé, et pourtant l'atmosphère bilalienne, profondément nostalgique, saturnienne évoque certains dessins d'Hubert Robert ou Odilon Redon. L'avenir est-il déjà dépassé ?
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