Le mois dernier, nous pouvions voir La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca, dans une mise en scène de Carole Lorang, au Théâtre des Bouffes du Nord. Ce lieu est magique par son volume caverneux, ses dorures défraîchies, et ses murs rongés où se promènent les ombres des absents. Carole Lorang, avec un décor minimum, des notes rouges et noires, une bande-son évocatrice, a fait revivre les absents d'une tragédie passée : l'Espagne traditionnelle et rurale des années trente, ce terreau nourricier où prospéra l'affreuse plante du franquisme, du fascisme... Car, avec juste un drame en trois actes, Lorca utilise au mieux la parabole, figure de récit où le théâtre s'illustre admirablement (cf. l'essai La Parabole ou l'Enfance du théâtre de Jean-Pierre Sarrazac, aux éditions Circé), pour dire l'essentiel d'une Espagne qui allait rester confite en dévotion, soumission et tradition pendant une quarantaine d'années. A travers cette étouffante histoire de claustration (dans ce village, pour le respect affiché du deuil paternel, la veuve Bernarda contraint ses quatre filles à rester indéfiniment cloîtrées dans la brûlante torpeur d'une maison devenue geôle), Lorca nous dit admirablement le patriarcat répressif derrière un apparent matriarcat, et le lien catholicisme traditionnel/conservatisme politique. Dans cette Espagne-là, Federico Garcia Lorca, engagé à gauche et homosexuel, ne pouvait qu'être anéanti : il fut, en 1936, fusillé par des franquistes et son corps jeté dans une fosse commune à Viznar, dans la province de Grenade.
Par le symbole, l'allégorie, la métaphore et la métonymie, inscrites dans un récit, la parabole nous dit soit le transcendant, l'indicible (parabole religieuse), soit ce qui ne peut être dit, l'interdit. C'est juste une histoire : mais comme elle parle bien à notre sensibilité, à notre imaginaire de tout ce que l'on perçoit confusément ! Comme elle est plus efficace qu'un tableau factuel, une addition pesante d'informations, pour signifier un état des choses !
On se prend à imaginer quelle parabole théâtrale inventer aujourd'hui pour - avec un simple récit évocateur mais choisi avec une extrême justesse - nous dire la Consommation totalitaire (les auteurs de théâtre Joël Dragutin et Rodrigo Garcia s'y sont attelé...) et la violence capitaliste (à l'égard de laquelle Edward Bond a écrit aussi bien des pièces réalistes que des paraboles). Dire également la Pensée unique ou l' « homme undimensionnel », concept marcusien, ou encore l' « enfer du même », expression de Baudrillard.
Pour mémoire et en littérature cette fois : une parabole comme 1984 d'Orwell pointant les sociétés de surveillance modernes, ou Le Meilleur des mondes d'Huxley pour signifier le totalitarisme soft (« pilule du bonheur ») d'une société technologique ayant éludé la lutte des classes : a-t-on fait mieux avec si peu ?
Avec bien peu (de décor, d'accessoires, d'éclairage, de scénographie), avec presque rien, le tg STAN, ce collectif d'acteurs d'Anvers qui a jeté aux orties sur sa route buissonnière les encombrants codes théâtraux, a proposé trois spectacles au Théâtre de la Bastille, tournant tous autour de la figure féminine et à partir de textes non théâtraux : Mademoiselle Else d'Arthur Schnitzler (une longue nouvelle), Nusch de Paul Éluard (de la poésie), et Scènes de la vie conjugale d'Ingmar Bergman (une série télévisée devenue film). Dans ces spectacles, la coûteuse illusion théâtrale est avantageusement remplacée par un rapport « économique » entre la scène et la salle. Comme si le public assistait gratuitement à l'une des dernières répétitions : lumière restant allumée dans la salle, longtemps, metteur en scène parlant au public, parfois, voire à une actrice en tant qu'actrice, comédiens se changeant sur la scène. Et même le public est invité à boire un verre autour d'une grande table en bois, comme dans Nusch... Il s'agit juste de faire confiance à la justesse des dialogues ou à la force du texte, et à des mouvements simples mais essentiels (Alma Palacios, dans Mademoiselle Else, est une jeune actrice-danseuse qui a visiblement travaillé sur l'épure du geste), bref d'investir ce « presque rien » entre la vie et l'art qui suffit pourtant à faire l'art... Le metteur en scène et acteur Frank Vercruyssen est l'un des quatre membres fondateurs du tg STAN. L'entendre avec son savoureux accent belge dans ces différentes prestations, le voir aller et venir sur le plateau de son allure débonnaire, fabriquant son théâtre « candide » avec tant d'aisance et naturel, est un régal parce qu'on oublie totalement l'artifice.
Le spectateur ne devient-il pas alors un complice ? La création ne ressemble-t-elle pas plutôt à une récréation ? Et a-t-on vraiment besoin de plus pour être ravis ?
Inoubliables vertus de la « sobriété heureuse »...
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