Nous assistons en ce moment à une très intéressante tentative de réévaluation d'un génie méconnu de l'histoire de la peinture. Le Musée des Beaux-Arts de Tours vient de présenter une exposition monographique consacrée à François-André Vincent (1746-1816), actuellement reprise par le musée Fabre de Montpellier (jusqu'au 30 juin). En outre, le musée Cognacq-Jay à Paris vient d'ouvrir une présentation des dessins sous le titre Le trait en liberté (jusqu'au 29 juin). Le tout est accompagné d'un important livre en forme de catalogue raisonné écrit par Jean-Pierre Cuzin, ancien directeur du département des peintures du Louvre (Vincent, entre Fragonard et David, Arthena, 2013). La Villa-musée Jean-Honoré Fragonard de Grasse était fière d'accrocher à ses cimaises un Autoportrait de l'artiste en costume espagnol. Nul doute que l'artiste en question fût Fragonard : eh bien non, il s'agit de Vincent lui-même, par ailleurs ami de Fragonard avec qui il avait séjourné en Italie, et c'est Jean-Pierre Cuzin qui l'a prouvé de manière irréfutable ! Plus stupéfiant encore : après la mort de Vincent, on a attribué certains de ses tableaux à David (son rival), Boilly, Gros, Géricault et Delacroix, rien que cela. Une de ses oeuvres a même été prise pour un Vélasquez. Voici donc un cas singulier qui mérite que l'on s'y arrête un instant.
Pour être confondu avec David ou Gros, il fallait qu'il eût la formation et la manière d'un néo-classique. De fait, élève de Joseph-Marie Vien, Prix de Rome (« Grand Prix de l'Académie ») en 1768, reçu à l'Académie Royale en 1782, puis professeur dans cette Académie à partir de 1792 et professeur de dessin à l'Ecole centrale du Panthéon en 1799, il avait accompli une carrière académique exemplaire et son Triple portrait de l'artiste, de l'architecte Pierre Rousseau et du peintre Coclers Van Wyck (Louvre, 1775) avait attesté, par la richesse des étoffes, l'équilibre savant de la composition et la précision des physionomies, qu'à 29 ans il maîtrisait déjà tout le savoir de la tradition classique. Pour être confondu avec Delacroix, il fallait qu'il soit capable de laisser transparaître une émotivité romantique, ce qui est démontré par sa Mélancolie (Musée de la Malmaison, 1800-1801), si intensément triste que Joséphine de Beauharnais, délaissée, en fit l'acquisition dans l'année qui suivit son divorce. Pour être confondu avec Géricault, enfin, il fallait que, bien avant son jeune confrère, il ait peint un portrait aussi extraordinairement naturel et dramatique que le Portrait de Lemonnier à la tête bandée (1774) qui fût longtemps attribué à l'auteur du Radeau de la Méduse. Pourquoi cette curieuse occultation d'un maître au moins aussi doué que David ?
Il apparaît que le discret François-André Vincent, qui resta toute sa vie monarchiste de coeur, était aux antipodes de l'opportunisme politique de Jacques-Louis David. Ce dernier (du même âge que Vincent à un an près), fût habile à rafler les commandes, la gloire et les responsabilités à la fois sous l'Ancien régime, la Révolution, le Consulat et l'Empire, en écartant avec soin les rivaux potentiels, dont au premier rang Vincent qui n'obtint que des miettes (en 1800, Lucien Bonaparte, ministre de l'intérieur, lui commanda une Bataille des Pyramides). On peut reprocher à Vincent d'avoir pratiqué plusieurs styles. Mais on est tenté de répondre : et alors ? David n'a-t-il pas été lui-même un véritable caméléon de l'art ? Quoi de plus classique que son Serment des Horaces, qui éclipsa d'ailleurs l'Arria et Poetus de Vincent au Salon de 1785 ? Quoi de plus romantique que sa Juliette Récamier, la femme dont Châteaubriand tomba amoureux et qui termina sa vie avec lui ? Quoi de plus naturaliste que son Marat ? François-André Vincent changeait de style en fonction des sujets qui l'inspiraient. David changeait de style en fonction de l'appartenance sociale et politique, donc du goût, de ses commanditaires. L'un n'était pas moins talentueux que l'autre, mais en art, voyez-vous, hier comme aujourd'hui, la réussite dépend autant et plus des réseaux de relations que du génie...
www.paris.fr/pratique/musees-expos/musee-cognacq-jay/p6466
(pour le dossier de presse de l'exposition Le trait en liberté)
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