Le théâtre du Châtelet vient de reprendre La Pietra del paragone (La Pierre de touche) avec beaucoup de succès. Il est vrai que, selon Stendhal, si l'on veut entrer au paradis, on ne peut y parvenir que si l'on est accompagné par une ouverture de Rossini. La musique éblouissante du compositeur de vingt ans, qui avait pris place, avec cet opéra bouffe, le 26 septembre 1812 à la Scala de Milan, dans le panthéon des musiciens tout à côté de Mozart, était évidemment essentielle dans le triomphe parisien de 2014, mais il y avait aussi Pierrick Sorin. La scénographie et la vidéo du prince des plasticiens anticonformistes ont fortement contribué à transporter les spectateurs au paradis, ce qui peut paraître paradoxal. Le grand spécialiste du « théâtre optique », disciple de Méliès, Buster Keaton et Chaplin n'est-il pas celui qui exprime depuis trente ans son doute absolu sur la valeur des objets artistiques ? Ne fait-il pas le pitre, pratiquant la dérision à propos d'à peu près toute activité humaine ? N'est-il pas l'artiste qui cache, derrière ses attitudes comiques, ses insolubles problèmes existentiels le conduisant au repli sur soi, voire au dédoublement de la personnalité ? Oui, Pierrick Sorin est tout cela, en effet, et c'est pourtant lui qui a littéralement décuplé les capacités d'enchantement de cet opéra.
Il a bien entendu été aidé en cela par l'habile livret de Luigi Romanelli et la qualité des voix, admirables aussi bien dans les arias de solistes que dans des ensembles où prédominent les canons, mais c'est principalement lui qui a signé, d'une part le renouvellement visuel complet de l'oeuvre, d'autre part le très fort renforcement de sa dimension comique. La pietra del paragone était pour Stendhal le chef d'oeuvre bouffe de Rossini. C'est bien cet aspect « bouffe » affirmé qui est l'apport décisif de Sorin, ce dont témoigne le metteur en scène Giorgio Barberio Corsetti : « ...il nous a semblé intéressant que les décors et les objets appartiennent à cet état dématérialisé. Et c'est ainsi qu'est née l'idée de placer dans une dimension nouvelle le rythme effréné, frénétique des scènes, le brio de la musique, le comique des personnages, à la fois colorés et transparents. Tout ceci se prête à un jeu théâtral à découvert, que nous avons rendu évident au moyen de l'artifice de l'électronique et de l'élaboration des images. Les objets, lieux et décors sont virtuels : tout se déroule dans le vide, dans un espace bleu qui n'est que pure virtualité. »
Pierrick Sorin n'en était pas à son coup d'essai : une première version de La Pietra avait été présentée en 2006. En 2012, toujours au Châtelet, il avait signé la scénographie et les vidéos de Pop'pea, une version vidéopop de l'opéra de Monteverdi L'incoronazione di Poppea. Pour La Pietra de 2014, tout reposait sur la création « en live » de tableaux vidéo. Les chanteurs-acteurs évoluaient sur un fond bleu et se trouvaient incrustés en direct dans des décors miniatures, installés sur le côté de la scène et visibles pour les spectateurs qui voyaient donc à la fois les éléments réels servant à composer les images et les incrustations sur six grands écrans installés en hauteur. Les astuces de trucage venaient tout droit de Méliès. La technique actuelle de l'incrustation permettait des effets poétiques ou comiques irrésistibles. Ecoutons Sorin : « on verra par exemple un personnage courir sur scène sur un tapis roulant, tandis qu'un peu plus loin un manipulateur arrose des arbres miniatures, ce qui donne à voir sur les écrans un personnage qui court sous la pluie, dans une forêt... » On a assisté aussi à une désopilante partie de tennis construite sur les mêmes procédés, avec pour fond une colonnade classique donnant sur jardin, peut-être venue du tableau Le Miracle de l'Esclave par Le Tintoret. Il fallait voir comment le chanteur-moniteur guidait la chanteuse-élève en la tenant comme l'avait été Scarlett Johansson par l'entreprenant Jonathan Rhys Meyers dans Match Point de Woody Allen... Un spectacle totalement actuel et cependant intemporel, car pas un mot ne serait à changer dans l'appréciation de Stendhal : « Ces situations, quoique vives et faisant un appel direct et puissant aux passions et aux goûts habituels de chaque personnage, ne s'écartent point de la vie réelle et des habitudes sociales... »
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