La cause est entendue : la gravitation n'est pas seulement l'une des forces fondamentales qui régissent l'univers, une propriété de l'espace-temps selon la théorie de la relativité générale énoncée par Einstein, elle serait encore notre Destin qui nous plaque au sol jusqu'à nous y enfouir pour l'éternité. Dans L'homme de plein vent (c'était jusqu'au 26 mai au Théâtre de la Bastille), la fatale gravitation connote également la lourdeur, le conformisme, l'écrasement... Pierre Meunier - qui a réécrit ce spectacle créé en 1996 au Festival off d'Avignon et l'anime avec Hervé Pierre - ne se contente pas de nous y amuser par une série de gags qui illustreraient parfaitement la théorie d'Henri Bergson sur le rire (du mécanique plaqué sur du vivant), il entend faire résonner son spectacle avec notre condition actuelle, en faire une surprenante machine de guerre théâtrale «contre le nivellement, contre la réduction normée des imaginaires, contre l'asservissement de la pensée ». Vaste programme ! Les deux hurluberlus zélés sur la scène avec leur casque, leurs sangles, leur tuyauterie, leurs vieilles machines, leurs ridicules accessoires, se débattant contre un ressort endiablé, prenant garde aux vilains boulets ou aux chutes des pierres (à entendre comme chutes des Pierre, Meunier et Hervé ?), peuvent- ils s'opposer à quoi que ce soit ?... Et pourtant, lorsqu'il y a sept ans Georges Didi-Huberman organisait sa grande exposition Soulèvements au musée du Jeu de Paume, il montrait comment les multiples formes et images artistiques associées à ce thème transmuaient l'accablement en énergie. Oui, comme le dit Pierre Meunier, « les énergies soulevantes deviennent hautement salutaires » ! Les textes dits, les jeux burlesques et en filigrane la méditation sur la pesanteur composent un mixte original, à la fois poétique, comique et métaphysique. La cause est entendue : point n'est besoin de gravité pour s'opposer à la gravitation. Et le plus lourd que l'air prendra son envol...
Jusqu'au 28 mai au Théâtre de l'Épée de bois, on a pu voir Résistance(s) de Jean- Bermard Philippot, qui en a écrit le texte, réalisé la mise en scène et la scénographie. Une émouvante troupe franco-allemande, trois musiciens et neuf comédiens, pour faire entendre et vibrer la cause de la résistance... Ici contre le nazisme : côté allemand (mouvement « La Rose Blanche») et côté français (sabotages contre l'occupant, sauvetage d'une Juive). Mais l'évidence éthique de ces résistances, telles que le spectacle a su la faire jaillir, lui confère une dimension universelle. D'où le titre. Qu'il s'agisse de Sophie Scholl (Anna Maceda) ou de Doucette (Marie Recours), voilà deux frêles jeunes filles, mais aussi deux magnifiques Antigones, pour qui la cause était entendue : il fallait, en dépit de l'esseulement et du danger mortel, résister. N'oublions pas le contexte où l'ensemble du peuple allemand, une fois que le nazisme l'eût mis au pas, s'était pleinement uni à Hitler, et où une part non négligeable de la France occupée avait bel et bien collaboré. Condamnée à mort, Sophie Scholl fut décapitée et Doucette fut déportée... Résistance(s), et c'est là son grand mérite, nous fait entendre la résistance comme un cri, un appel, une obligation. On ne peut faire autrement ! Et l'on pense illico, dans le contexte actuel, à ces quelques héroïnes russes défiant le pouvoir poutinien et l'opinion publique à lui soumise. Résistance(s) est aussi un théâtre pédagogique, par son message lumineux, la frontalité de l'interprétation et sa mise en scène binairement structurée. Des éléments scénographiques comme le rail, la barrière, des triangles amovibles, (faisant aussi référence aux marquages des différents détenus dans les camps, et pouvant se recomposer en étoile de David) offrent leur contribution didactique à ce percutant spectacle.
Si, par la mise en scène (Marcial du Fonzo Bo), la musique (Philippe Cohen Solal et son Gotan Project), la chorégraphie (Matias Tripodi) et le livret (Santiago Amigorena), le spectacle Tango y tango (c'était jusqu'au 27 mai au Théâtre du Rond-Point) plaide le tango comme l'âme, la légende et la nostalgie sensuelle d'une Argentine rêvée, littéraire, alors la cause est entendue par les spectateurs. « Le tango : une pensée triste qui se danse » Ernesto Sabato... « Une longue suite d'adieux » Jorge Luis Borgès... Double est le ravissement de ce spectacle total, dont on souhaiterait qu'il ne s'arrête jamais, puisqu'à la fois il nous invite à voyager dans une vieille « milonga » d'un quartier perdu de Buenos Aires, dans l'histoire moderne et tragique de l'Argentine (grâce à des projections de films jouant avec les rideaux translucides et les danseurs pailletés) et redécouvrir cette danse érotique de la séduction, où bravoure et fragilité s'entremêlent sans cesse, comme les voluptueux corps des danseurs que le bandonéon (Victor Villena) et le violon (Aurélie Gallois) invitent à se nouer et dénouer. Le vieux Juan (Julio Zurita) et la jeune Jeanne (Rebecca Marder) symbolisent la tradition du tango qui se perpétue en se rajeunissant. Aussi son ancrage et son universalité. Ada (Cristina Vilallonga) chante le fabuleux palais de l'amour édifié sur le vide omniprésent de la perte. Alors le spectateur se sent heureux d'être triste ou triste d'être heureux. Et il comprend, quand prennent fin le spectacle et toute sa magie, qu'il fut tout simplement enchanté.
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