Au théâtre comme dans d'autres arts, le mystérieux vaut d'autant plus d'être considéré comme une catégories esthétique à part entière que son effet attractif reste puissant... On ne connaît pas bien la chose : juste assez de signes de cet inconnu pour qu'il nous ensorcelle et que nous nous acharnions, avec espérance et parfois crainte, à le percer. Mais cette fascination ne risque-t-elle pas d'être déçue, si au bout du compte, derrière le rideau, l'on ne découvre que l'horreur ou alors la banalité ? Mieux valait alors prendre le parti de ne pas savoir...
Jusqu'au 29 juillet au Théâtre de la Huchette, Les Secrets de la Méduse de Geoffrey Callènes et Antoine Guiraud, dans une mise en scène d'Antoine Guiraud. Il s'agit ici de cette tragédie maritime qui nous a valu le chef d'oeuvre pictural réalisé par Théodore Géricault. En juillet 1816, à cause de l'incompétence de son capitaine, la frégate française « La Méduse » s'était échouée au large de la Mauritanie. Il n'y avait pas assez de place dans les canots et quelques cent cinquante naufragés furent abandonnés sur un radeau de fortune... Que s'est-il passé pendant ces treize jours de dérive effroyable aboutissant à ce qu'il ne reste plus que quinze survivants à être enfin secourus ? Les récits des rescapés ont bouleversé la France de l'époque... Mais tout a été dit, vraiment ? Le personnage de Pierre-Laurent Coste, l'un des survivants (interprété par Geoffrey Callènes, seul en scène), s'adresse à Géricault - et en fait au public - pour narrer la terrible histoire et nourrir les imagination inquiètes. Tout est raconté depuis l'embarquement sur « La Méduse » du héros, un être pacifique et réservé, jusqu'au sauvetage in extremis de celui que le drame a changé en bête furieuse. Ce qui sous-tend le spectacle est la promesse de lever le voile sur cette descente aux enfers. En fait, assoiffés, affamés, assommés par le soleil, arrivés à l'extrême du supportable, les malheureux ont fini par s'entretuer puis s'entre-dévorer... Si le spectacle ne nous révèle rien que l'Histoire ne nous ait déjà appris, l'évocation portée par le récit et surtout par le jeu expressif et virtuose de Geoffrey Callènes, interprétant une multitude de personnages, donne à cette tragédie historique une portée intemporelle. Et l'on se souvient à cette occasion qu'il y a une cinquantaine d'années, les rescapés d'une catastrophe aérienne dans La Cordillère des Andes s'étaient résolus, pour survivre, à manger la chair des morts. Faut-il percer les secrets de « La Méduse », ou bien laisser l'océan les engloutir dans l'ignorance ou l'oubli ? Quoi qu'en décident les spectateurs, ce spectacle à petits moyens vaut un déplacement. Et peut-être un autre qui les conduira au Louvre pour y contempler l'extraordinaire peinture de Géricault.
« Nous sommes censés aujourd'hui tout voir, tout entendre, tout savoir en temps réel grâce aux nouvelles technologies, et pourtant... toujours autant d'opacité », écrit Ludovic Lagarde qui a mis en scène (c'était jusqu'au 25 juin au Théâtre de l'Atelier) deux pièces d'Harold Pinter : La Collection et L'Amant. L'opacité demeure, elle a simplement varié... Dans ces deux pièces, initialement scénarios de films, le mystérieux réside en fait dans les fantasmes. Ils restaient sans doute nécessaires pour entretenir le désir chez ces couples de la middle class supérieure dans l'Angleterre encore coincée du début des années 60. Dans La Collection, James (excellent Laurent Poitrenaux) veut savoir ce qui s'est vraiment passé entre son épouse styliste, Stella (séduisante Valérie Dashwood), et un créateur de mode, Bill (ondoyant Micha Lescot), qui vit chez Harry (Mathieu Amalric) dans une villa de Belgravia, quartier chic de Londres. Il se rend là-bas pour exiger des comptes, la vérité. Mais l'ironique Bill joue le mystère, tout comme Stella d'ailleurs, restant évasive. Fureur croissante, mais impuissante, de James. Est-il confronté à cet éternel « mystère féminin » supposé, à l'opaque sexualité féminine ? Il y a un siècle, Freud écrivait : « La vie sexuelle de la femme adulte est encore un continent noir pour la psychologie ». Peut-être Stella veut-elle le rendre jaloux parce qu'elle l'aime ? Ou bien James se monte-t-il toute cette histoire d'adultère parce que ce fantasme l'excite mais qu'il n'en est pas conscient ? Plutôt les étranges brumes de l'érotisme que la banalité de l'acte sexuel... C'est aussi le choix de Richard et Sarah, protagonistes de L'Amant. D'entrée de jeu l'on apprend que certains après-midi Sarah reçoit Max, son amant, et que Richard (Laurent Poitrenaux, qui enchaîne les deux pièces) le sait et l'intègre parfaitement. Flegme britannique porté à son comble ! Seulement voilà, on comprend peu à peu qu'il s'agit en fait d'un jeu de rôles ritualisé, dans lequel l'« amant » n'est qu'un costume vide qui flotte jusqu'à ce que, pour posséder sa femme en tant que Max, Richard l'endosse... Érotisme, excentricités, fantasmes d'époque, mais aussi violence soudaine brisant net le fair-play de rigueur. Laurent Poitrenaux sait admirablement exprimer les variations humorales que ponctuent scotch et tea... Aux temps actuels des LGBTQIA+ (lesbienne, gay, bisexuel(le), trans, queer, intersexe, asexuel), ces petits mystères adultérins de couples bourgeois peuvent, à certains, paraître désuets. Mais la question demeure toujours : faut-il percer les mystères ?
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