La fondation Beyeler de Bâle prend l'heureuse initiative de présenter les grands tableaux peints à Modène (Italie) par Jean-Michel Basquiat en été 1982 à l'invitation du marchand Emilio Mazzoli. Le jeune peintre a alors 21 ans, il est au début de sa foudroyante carrière : l'exposition prévue ne se fera pas, mais l'ensemble réalisé sur place est du plus grand intérêt (11/06/23 au 27/08/23). Il traduit en particulier l'essence de sa démarche avec deux tableaux de 1982 : Sans titre (diable) et Sans titre (ange), 244 x 429 cm) ; tout au long de sa courte vie, Jean-Michel Basquiat a été hanté par la certitude que le Monde est voué au mal et que les anges (noirs et très christiques) perdront la partie. Les drogues dures dont usait et abusait Basquiat n'étaient en rien des stimulants pour sa créativité ; elles témoignaient plutôt du profond malaise de l'artiste à l'égard du monde et d'une propension à l'autodestruction impossible à surmonter. L'univers de Basquiat est celui de la rue, et plus particulièrement de deux quartiers de New York reliés par un pont célèbre : Brooklin où il est né et Manhattan où il a trouvé la gloire, mais en éprouvant partout la dureté de la condition humaine. Il est le produit d'une pseudo civilisation ayant perdu tout repère, vouée au culte de la jeunesse en tant qu'elle peut se sacrifier à l'anti-valeur de la dépense extrême (la défonce).
Dès lors, son parcours est consciemment vécu comme une descente aux enfers. L'homme, comme son oeuvre, vivront une expérience destroy, seul moyen d'obtenir la reconnaissance rapide de l'establishment artistique. Basquiat a paru rendre les armes devant l'omniprésence du Démon, c'est-à-dire « la guerre, le racisme (le peintre devenu riche pouvait bien voyager en Concorde : il savait que beaucoup de taxis refuseraient, à l'arrivée, de prendre en charge le jeune Black qu'il était), la torture, la police, les services secrets... » Michel Enrici, dans son livre consacré à Basquiat en 1989, a forgé le néologisme des « mythogrammes » pour mieux définir l'art du jeune Noir qui, dès l'âge de 17 ans, propose des dessins où se donnent à la fois à voir et à lire la contre culture hip hop et la Peinture avec une majuscule, celle des musées où, enfant, le conduisait sa mère. Hormis la référence au psychédélisme qu'il partageait avec eux, Basquiat ne s'était jamais vraiment mêlé aux artistes hip hop. C'est sur les murs extérieurs des meilleures galeries de Soho qu'il avait d'abord oeuvré, comme pour signifier que, par lui, l'art des rues allait entrer dans les institutions.
C'est bien ce qui allait se passer avec les mythogrammes, rébus de sensations plastiques indéchiffrables associant les mots et les images, équivalents graphiques de la technique du cut-up dont l'origine se trouve dans les livres de Burroughs qui, dans le Festin nu, avait défini le créateur comme une machine robotique capable de maîtriser sa propre chimie. Pour Yolande Wood, les hiérogliphes de Basquiat « sont les palimpsestes d'une époque de confusion et de déséquilibre ». Naïf, Jean-Michel Basquiat s'appliquait à recopier des listes de noms en commençant par la lettre A (Aaron, 1981). Sans doute une profonde ingénuité a-t-elle en effet caractérisé son art qui parlait de la mort et du démon, mais aussi des jeux des petits garçons ou du base-ball dont les battes et les casquettes d'attrapeur parsèment l'oeuvre. Mais cette dernière est assez forte pour résister à toute classification et surtout, à toute confrontation. Artiste du symbole et de la synthèse, il ne montre certes, comme l'indique Bernard Blistène, ni l'élégance labyrinthique de Dubuffet, ni l'errance griffonne de Twombly, mais un trait tendu qui se sauve par « l'expression de la cruauté alors que l'être humain se fabrique dans l'arbitraire de l'histoire et du langage, son oeuvre esquissait des réponses, prenait la forme de cette esquisse. » C'est ce que montre très bien l'exposition de la fondation Beyeler cet été.
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